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Groupe Gemeinwesen

Stefano Borselli • Giacomo Di Meo • Marco Iannucci • Stefano Isola • Alberto Lofoco

Théorie minimale du processus d’abstraction  (MTAP)

Sur la tentative de l’homme de se détacher de la nature et sur ses conséquences

 Version préliminaire   0.15.10.   (13 novembre 2025)

« Certitude: Adhérence à l’éternité »
Jacques Camatte (Glossaire).
In memoriam.

ὁ Ἡράκλειτός φησι τοῖς ἐγρηγορόσιν ἕνα καὶ κοινὸν κόσμον εἶναι τῶν δὲ κοιμωμένων ἕκαστον εἰς ἴδιον ἀποστρέφεσθαι
Il y a pour les éveillés un monde unique et commun, mais chacun des endormis se détourne dans un monde particulier.
Hērákleitos

Préambule. 

Ce texte est une exposition nécessairement incomplète — dite minimale parce qu’elle évite les explications arbitraires de mécanismes et de situations inconnus — d’un processus qui nous traverse depuis des millénaires, et de concepts déjà formulés, certains très anciens, signe que le processus fut pressenti dès l’origine. Il s’agit ici de donner forme, cohérence et langage explicite à ce qui a été vu et dit par des hommes qui souvent consacrèrent leur vie entière à cette réflexion : certaines de leurs formulations ont été simplement incorporées, en reconnaissance de leur précision. Quelques noms peuvent être indiqués : Lao Tseu et Épicure, maîtres anciens ; et parmi les modernes, Alexis de Tocqueville, Karl Marx, Lewis Mumford, Martin Heidegger, Alfred Sohn-Rethel, Ivan Illich, Jerry Mander, Jean Baudrillard, Jacques Camatte. Certains modernes ont élaboré des théories contradictoires, parfois même en faveur du processus qu’ils prétendaient combattre ; mais dans le cadre théorique — de plus en plus effacé par un nuage de bavardage et d’allusions — comptent les définitions, les relations entre concepts et les conséquences vérifiables, non les biographies ni la philologie ; seules sont retenues ici les structures conceptuelles cohérentes avec le cadre exposé. D’autres noms ne sont pas mentionnés, bien qu’ils aient écrit des paroles décisives, soit parce qu’ils ne se sont pas exprimés dans des livres mais dans des gestes, des formes, des manières de vivre. ¶ C’est aussi un diagnostic : il suit le fil généalogique d’une dégénérescence de l'abstraction, qui traverse religion, État, capital, système technique, afin d’en évaluer la direction et les effets selon sa propre métrique. Certains concepts apparaissent avant d’être clarifiés et doivent être suivis dans leur développement ; d’autres sont volontairement succincts, renvoyant à des notions déjà consolidées. Le texte ne comporte pas de notes : toutefois, à la théorie minimale est associée une anthologie de passages d’auteurs — contenant souvent les premières formulations des concepts abordés, avec leur bibliographie — qui accompagne et illustre chaque paragraphe. ¶ La Postille finale ne prétend pas consoler, mais, reconnaissant la gravité du diagnostic, indiquer la voie — toujours présente — de l’acceptation active.

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0. Abstraction. 

Tout acte de pensée implique l’abstraction : isoler et illuminer un trait du réel afin de mieux le comprendre, sans toutefois nier le tout dont il provient. Cette abstraction mentale ou conceptuelle est un instrument vital de la connaissance : elle permet d’inventer des concepts, des classes, des catégories — comme la classe des « contenants », à laquelle appartient la cruche — outils de la pensée et non substituts de la réalité. ¶ L’abstraction dont il est ici question est d’un autre ordre. Elle commence lorsque le concept remplace la chose, et que la cruche n’est plus perçue comme une cruche concrète — capable de contenir, de rafraîchir, de verser, de se montrer… — mais seulement comme un contenant. Dès lors, la pensée et la perception ne se réfèrent plus au réel, mais à l’image que le concept a construite. ¶ Commence ainsi un processus — commun à toute fonction vitale — de perte de son propre équilibre. Toute forme vivante connaît de dangereux déséquilibres : elle se défend, se corrige, réussit parfois, parfois non. Lorsque l’abstraction perd la mesure, elle devient soustraction de l’expérience humaine à la réalité sensible et relationnelle : elle transforme le vécu en quelque chose de séparé, répétable, combinable, implémentable et gérable comme un objet technique. Elle réduit le concret au pur concept et remplace le réel vécu par des représentations et des simulacres ; elle transforme la cruche en simple contenant et l’homme en fantôme, récipient du temps linéaire et mécanique ; elle rompt les liens sensoriels, affectifs et territoriaux et prive l’individu de la jouissance de la présence, la transférant dans des espérances toujours futures — la rédemption, les lendemains qui chantent. ¶ Un saut se produit lorsque cette abstraction n’est plus simple évanescence de l’idée, mais produit la réalité. L’argent, la grande route rectiligne, la télévision, le smartphone, mais aussi l’État, sont des abstractions réelles ; elles agissent sur l’imaginaire et sur les corps, imposant leur propre ordre.

   Index   Anthologie Ludwig Feuerbach, Max Stirner, Karl Marx, Jacques Camatte, Ivan Illich, Gianni Collu

0.1. Hrönir • Abstraction réelle. 

Une idée abstraite qui devient concrète, réelle. Parmi les plus connues et étudiées : la valeur quand elle devient argent, frappée ou imprimée — un sentiment de puissance tangible que l'on porte dans sa poche : « Si je peux me payer six étalons, / leurs forces ne sont-elles pas miennes ? ». Mais aussi la télévision : nous savons qu'elle n'est pas un simple électroménager, car en tant que medium de communication, elle remodèle l'environnement sensoriel et la structure même de l'expérience, générant un sentiment illusoire de possibilités cognitives illimitées. Les abstractions prennent forme dans les objets, les espaces, les institutions et les comportements, devenant des forces matérielles qui organisent l'expérience.

   Index   Anthologie Alfred Sohn-Rethel, Jerry Mander, Jaime Semprun

 

1. Sur le chemin du jour. Faits observés. 

En procédant à la lumière du jour, dans la seule évidence du commun, apparaît, en contradiction avec le récit courant, un présent où la misère des modernes se déploie dans la perte de créativité, dans l'anxiété généralisée, dans le renfermement croissant. Des symptômes parlants — nous n'énumérons ici que ceux directement visibles par tous, sans nécessité de connaissances particulières ou d'appareils scientifiques — qu'une majorité ne peut ou ne veut entendre. ¶ Qu'il soit en outre précisé que ce qui est décrit ci-dessous se fonde sur l'évidence commune et sur la constatation de pertes ou de mutilations vérifiables. Affirmer que d'un homme à qui l'on a amputé les jambes on ne puisse dire « il était mieux avant » en qualifiant cette affirmation de stéréotype, d'idéalisation romantique et misoneiste, est certes un topos facile et à la mode, mais n'en reste pas moins inconsistant, si l'on est capable de comprendre la nature probabilistique du langage humain. Il y aura toujours un contre-exemple disponible — qu'on pense à l'usage du quantitatif « tous » — mais nous ne voulons pas nous en soucier : les critiques courantes de cette espèce, nous les proposons pour la liste des paralogismes. ¶ De la nuit, de l'inconnaissable, nous n'en parlons pas ici, pour ne pas donner corps aux ombres.

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1.1. Pauvreté des anciens et richesse des modernes ou vice versa ? Vice versa. 

Le discours actuel reste celui, contrefactuel, de l'histoire : la pauvreté serait archaïque, et la richesse moderne. Les résultats anthropologiques des cinquante dernières années montrent le contraire. Les sociétés anciennes et primitives — toutes différentes les unes des autres et aucune paradisiaque : l'absence de conflits, de pouvoir et de violence n'est qu'une caricature idéologique du bon sauvage — qualifiées de « pauvres », manifestaient une économie d'abondance : temps libre, relations non marchandes, confiance dans la reproduction spontanée de la vie, intense capacité inventive. Dans les sociétés modernes, l'opulence supposée est une forme extrême de misère : relationnelle, de sens et de jouissance, fondée sur la pénurie programmée, la concurrence systémique, la productivité compulsive et l'impossibilité de s'arrêter.

   Index   Anthologie Henry David Thoreau, Marshall Sahlins, Jean Baudrillard, Guy Debord, Jaime Semprun, Juliet B. Schor, D. Graeber & D. Wengrow

1.2. Evanescence de l'immédiateté et perte de la simplicité. 

L’immédiateté — contact direct avec les autres et avec la réalité sensible — et le Simple — forme élémentaire de l’expérience — s’affaiblissent de plus en plus. Les formes d’existence autrefois gratuites et pleines de sens — grandir, apprendre, lutter, se nourrir, engendrer — sont disloquées, médiatisées, réinterprétées selon des logiques technico-productives. Le processus ne simplifie pas : il réduit. Le Simple n’est pas ce qui est petit, mais ce qui se donne dans sa plénitude immédiate : la lumière sur un mur, la naissance et la mort. Quand les sens se ferment — par distraction ou saturation — le Simple paraît uniforme. L’uniforme ennuie. Qui tombe dans l’ennui ne rencontre que monotonie. Ainsi le Simple s’efface, et avec lui sa force tranquille.

   Index   Anthologie François-René Chateaubriand, Martin Heidegger, Jean Baudrillard, Ivan Illich, Jacques Camatte

1.3. Disparition de la créativité. 

Pilier de l'expressivité humaine, la capacité à créer, avec les mains et la langue, s'atrophie progressivement. Depuis toujours, les hommes et les femmes ont vécu dans la création quotidienne, de gestes, de mots, d'objets qui donnaient un sens à leur existence car ils découlaient d'une relation immédiate, pratique et émotionnelle avec l'environnement qui les entourait et répondaient aux besoins vitaux de tous les jours. Cueillir des baies et fabriquer un panier plus grand que ses mains, pouvoir les transporter ailleurs, puis les écraser et les manger, des gestes simples qui donnaient un sens et une plénitude à la journée. Avec la division du travail, on commence à déléguer des parties entières de l'existence à certains membres de la communauté qui se spécialisent dans un domaine, se fermant inévitablement à d'autres. Avec l'avènement des machines, la spoliation de la créativité atteint son apogée, et avec la machine définitive, qui soutient l'intelligence artificielle, même la capacité de créer le langage et la pensée est sur le point de disparaître.

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1.4. Solitude et extase de la promiscuité. 

Dans le monde contemporain, on assiste à une forme nouvelle et paradoxale de solitude : une solitude immergée dans la foule, nourrie par une proximité permanente. Les villes, les transports, les espaces publics sont remplis de corps qui ne se touchent pas, d'yeux qui ne se regardent pas, de voix qui ne s'écoutent pas. Dans les gestes quotidiens — manger, marcher, attendre — se multiplie une solitude qui n'est pas un isolement, mais une absence réciproque en présence réelle, une proximité sans lien. La promiscuité en tant que simple agrégation physique, la foule, ne produit pas de relation, mais une saturation : une sorte d'extase magnétique sans exutoire, qui intensifie la solitude au lieu de l'atténuer.

   Index   Anthologie Edgar Allan Poe, Jean Baudrillard

1.5. Anxiété et dépression généralisées. 

L’anxiété et la dépression cessent d’être des états exceptionnels pour devenir des polarités cycliques de l’existence ordinaire dans la société de la performance. L’homme, devenu entreprise de lui-même, contraint de maximiser sa survie en tant que capital humain, nourrit son anxiété par l’obligation de se valoriser en permanence : chaque aspect de la vie est soumis à des logiques de marché qui exigent d’apparaître désirable, efficace, compétitif. La valeur personnelle est mesurée en temps réel par les succès obtenus, les images et les récits de soi, générant une tension chronique. La dépression s’installe comme effet de la dévalorisation : l’invisibilité et l’échec dans la compétition précipitent l’individu dans un effondrement subjectif, où faillite psychique et symbolique coïncident. L’expansion irrésistible des psychotropes et le recours au suicide, dès la préadolescence, en sont la preuve irréfutable.

   Index   Anthologie Giorgio Cesarano & Gianni Collu

1.6. Contrôle et surveillance. 

Le contrôle n’est plus externe et ponctuel, mais continu : il envahit chaque instant et pénètre chaque aspect de la vie quotidienne. Chaque geste, parole ou mouvement peut être tracé, mesuré, enregistré. La surveillance n’est plus l’exception, mais une pratique répandue, intégrée dans les technologies courantes. ¶ Dans l’enfance et l’adolescence, l’intervention constante sur chaque geste, parole ou conflit — même minime, verbal ou seulement gestuel — empêche l’expérience directe des relations, l’épreuve des limites, l’apprentissage de la gestion de ses propres forces et fragilités. Ainsi devient-il impossible de construire un soi capable de s’orienter dans le réel et de participer activement à la communauté.

   Index   Anthologie Alexis de Tocqueville, Juan Do­noso Cortés

1.7. Enfermement. 

L'existence se déroule dans des espaces de plus en plus isolés et surveillés. La condition de l'Hikikomori n'est pas une pathologie marginale : elle apparaît comme un destin. De plus en plus de personnes vivent jour après jour, des vies entières, dans des environnements fermés. ¶ Jusqu'à il y a quelques décennies, cependant, la condition de la majorité de l'humanité n'était pas urbaine : elle vivait à l'extérieur, en contact avec la terre, parmi des bruits et des odeurs partagés, dans la Penía aristophanesque, la pauvreté vivante et partagée qui nourrissait la jouissance de la présence. Les arbres étaient proches et aussi les animaux sauvages, qui envahissaient continuellement l'espace du vivre et du travail. ¶ Mais la vie urbaine était aussi différente : quelle différence entre un basso napolitain, avec sa porte ouverte sur la rue—de dont les fenêtres Liszt pouvait encore capturer les notes de Fenesta vascia—et un appartement au seizième étage, accessible uniquement par ascenseur. ¶ L'enfermement des enfants et des jeunes, autrefois le malheur de quelques-uns (les malades ou les riches) et aujourd'hui majoritaire, est ensuite le fondement du schisme cognitif, dont on traitera plus loin. ¶ Combien de vie a manqué à l'enfance de Giacomo Leopardi, qui d'un jardin de roses ne voit ni les parfums ni les couleurs, ni le fourmillement de créatures ailées et rampantes, mais seulement décomposition et mort, et décrit l'œuvre nuptiale des abeilles comme viol et violence ? Ou dans celle de Charles Baudelaire qui préférait l'odeur artificielle du benjoin à celle simple de la rose et de la violette ? ¶ Quelle perception stérilisée empêchait le petit Eugenio Montale de discerner cette « splendeur à peine visible qui s'étendait sur toutes choses » qui au contraire illuminait Martin Heidegger enfant tandis que ses navires d'écorce voguaient dans la fontaine de l'école ? La même splendeur qui enveloppait Vincenzo Bugliani enfant dans les courses avec les barques de courgettes dans le petit bief du Monte di Pasta qui lui semblait « le Paradis terrestre ». Montale devait les observer de loin, comme Leopardi, en reclus, et ces chébecs qui pour le petit Martin « arrivaient encore facilement à leur but », il les voyait seulement faire naufrage « dans les tourbillons de l'eau savonneuse ». ¶ Leopardi—et comme lui d'autres poètes, pas tous—ne saisit pas la réalité « plus profondément » : il la voit moins. ¶ Walter Benjamin, grandi dans des intérieurs bourgeois berlinois, élabore une vision de l'histoire qui rappelle le jardin léopardien où abeilles et soleil torturent les roses, et chaque vie est massacre : seules des ruines voit l'Ange traîné par le vent du progrès, ne reconnaissant pas qu'avec ces ruines il y a la vie. Le jeune soldat blessé dans la guerre du capital qui en permission passera les plus beaux jours de sa vie avec son aimée, expérimentant les instants éternels de la présence, lui reste invisible. ¶ Du cas des enfants dits sauvages il résulte que si l'apprentissage du langage manque dans une fenêtre critique, il est difficile de le récupérer. Ainsi, peut-être, ceux qui perdent dans l'enfance la communication immédiate avec le simple—les jeux spontanés, les aventures hors contrôle, les disputes et les réconciliations qui enseignent à sentir et mesurer les autres et le monde—retrouvent difficilement sa plénitude par la suite. L'occasion manquée laisse une empreinte : la perception reste amputée, et sur cette blessure se greffent des imaginaires puissants mais scindés. ¶ Ces poètes comprenaient moins les choses les plus simples, et les plus belles, mais possédaient le génie de construire une réalité déformée qui donne encore corps aux incertitudes profondes de tous, en les transformant en un sentiment compensatoire d'élection et de finesse. ¶ Précisément pour cette raison, leur vision soutient le mythe puissant du besoin de rédemption. Ainsi l'attente salvifique devient le passage montalien, le temps-maintenant benjaminien, et la nature léopardienne une marâtre ennemie à combattre. C'est cette promesse de rachat, composante constitutive du processus d'abstraction, qui modèle l'imaginaire moderne : la réalité ne suffit pas, elle doit être combattue, dépassée, vaincue. ¶ L'enfermement, alors, n'est pas seulement physique, mais une condition de l'âme, qui, éduquée à ne pas se fier à ce qui est, à ce qui se montre, à ce qui se touche, ne sait plus marcher sur le sentier du jour et, devenant l'un des dormeurs d'Héraclite, s'enroule dans un monde privé.

   Index   Anthologie Boris Vian

1.8. Déclin du corps vivant. 

Le déclin des capacités corporelles associé au processus civilisationnel, au maximum en Occident, est désormais manifeste. ¶ Effondrement postural : des épaules droites à la cyphose prévalente ; atrophie musculaire : de la tonicité spontanée à l’hypotonie diffuse ; la force n’est plus utile, on rêve de l’exosquelette ; réduction de la mimique faciale spontanée : de la mobilité expressive au visage-écran, le sourire s’éteint ; perte de la grâce motrice : des mouvements fluides à la mécanisation du geste ; dérégulation métabolique : le corps, conformé à la pénurie, cède face à l’abondance alimentaire artificielle, oscillant entre carence et excès ; perte de l’équilibre et de la sensibilité proprioceptive : des enfants traversant le fossé sur une canne de bambou au trébuchement fréquent sur le trottoir uniforme ; réduction du souffle : du diaphragme plein, qui accompagnait l’activité physique, la parole, le chant, à la respiration courte et thoracique, compagne de l’anxiété et de l’immobilité. ¶ À ces aspects s’ajoute un déclin plus subtil et précoce : l’atrophie fonctionnelle de la sensibilité tactile et cutanée — qui commence dès la petite enfance, avec l’abandon progressif de la pratique du portage des nourrissons en contact corporel — le premier et fondamental environnement de communication et de sens de la présence, tant dans les relations intraspécifiques qu’extraspécifiques, en particulier avec les autres mammifères. ¶ La peau est un tissu de même origine que le système nerveux et en fait partie d’une certaine manière ; son atrophie est une limitation de l’accès à une forme primaire de jouissance, d’intelligence et de relation. ¶ Le corps devient un résidu fonctionnel, adapté au siège et à l’écran, soutenu par des médicaments et des prothèses. Sa dégénérescence est déjà marchandise — régimes, fitness, chirurgies, compléments, appareils respiratoires — sur un marché sans frontières. La santé est le cœur du récit du système, avec la charité comme sa forme la plus séduisante : l’industrie du corps malade se présentant comme un don. ¶ Moins relevée et étudiée, mais non moins inquiétante, est la disparition substantielle du chant et de la danse, qui ont accompagné pendant des millénaires la vie des hommes et des femmes. Ce n’étaient pas des compétences, mais des formes de présence. On chantait et on dansait partout : en groupe ou seul, jeunes et vieux, dans les gestes quotidiens ou dans les rites de passage — naissances, morts, mariages, fêtes. C’étaient des pratiques partagées et continues, qui unissaient le travail, la nourriture, le deuil, la célébration. Dans le chant individuel, la présence révélait toute sa richesse. La danse, même esquissée, signalait la vitalité du corps. Aujourd’hui, ces pratiques, ou plutôt ces joies, ont disparu de la vie réelle. Elles survivent, défigurées, dans l’industrie du spectacle et du divertissement, parmi tant d’autres déjà absorbées — ou destinées à l’être — par la logique combinatoire.

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1.9. Marchandisation illimitée • They have brought whores for Eleusis (E. Pound). 

Chaque aspect de l'expérience humaine — émotions, relations, souvenirs, identité — peut être isolé, évalué, transformé en marchandise. Même ce qui était autrefois non commercialisable — la poésie et les histoires, les mots, les variétés végétales et animales — a aujourd'hui un prix. Les sentiments deviennent des contenus ; les histoires personnelles, des produits à vendre ; la souffrance, une occasion médiatique. ¶ Même le corps est désagrégé et recomposé : on vend des organes, des ovocytes, des utérus ; on loue la capacité de procréer, on achète l'identité, on paie pour faire une apparition à un dîner. Plus rien n'est indisponible, plus rien n'est sacré. ¶ L'être humain n'est pas seulement exposé au marché : il est devenu une marchandise — offerte, exposée, monétisée, mise à jour.

   Index   Anthologie Karl Marx, Chuck Palahniuk

1.10. Plastification de la langue. 

La perte du rapport avec les phénomènes et avec le monde de la vie se traduit par la plastification de la langue, où les mots de plastique, purement connotatifs et dépourvus de pouvoir définitoire (par ex. sexualité, développement, communication, information, ressources, partenaires, services, gouvernance, durabilité, résilience, inclusion, compétence, excellence), sont les têtes de pont du Système technique dans le langage commun, qui en résulte colonisé et désarticulé dans sa richesse et sa plasticité sémantique. Ce phénomène s'inscrit dans une tendance ancienne, déjà perceptible dans la perte d'immédiateté des langues civilisationnelles les plus anciennes par rapport à la densité performative et rituelle des cultures orales. Parallèlement à l'appauvrissement sémantique, les langues ont connu une dégradation morphologique : la disparition progressive des cas, du duel, des flexions verbales subtiles, remplacées par des prépositions et des constructions auxiliaires, a rendu les mots plus rigides et moins capables de moduler les nuances. Ainsi, ce qui autrefois se pliait et se modelait en variations infinies se réduit aujourd'hui à des séquences standardisées, plus transparentes mais aussi plus pauvres. La plastification contemporaine ne fait qu'accélérer cette trajectoire, présentant toute historicité comme naturelle afin de la rendre immune à toute critique, et elle est consubstantielle à la conversion de la vie en laboratoire, avec toutes les conséquences que cela implique en termes de perte d'immédiateté et de créativité.

   Index   Anthologie 

1.11. Perte de jouissance • L'assassinat d'Épicure. 

Surtout en Occident, la perte de la jouissance se lit déjà sur le visage des passants : cette plénitude de la relation avec le vivant, le cosmos, les autres et soi-même. Jouir signifie intégrer la spontanéité de l'être, en accueillant à la fois le prévisible et l'imprévisible, en tissant ensemble expérience sensible, liberté et continuité. ¶ Cette continuité, qui requiert attention et présence, est perturbée, interrompue et détournée par le bruit envahissant des médias et des dispositifs, déviée par les anxiétés performatives et représentationnelles, supprimée par la dépression généralisée. Ainsi, l'expérience se détache du corps, la relation se réduit à une image, le plaisir se plie à l'efficience, la joie au divertissement, tandis que la spontanéité nécessaire est anéantie par le contrôle : la jouissance est absente.

   Index   Anthologie 

1.12. Métafact : le schisme cognitif. 

Face aux faits exposés, on constate un fossé. Une minorité – même dans le monde « intellectuel » – les voit, bien qu'elle soit souvent tentée de les éluder. Une majorité croissante, aveugle, n'en perçoit pas la signification. La disproportion est vérifiable : il suffit d'un échantillon de conversations quotidiennes pour la constater. Ce n'est pas un fait parmi d'autres, mais la manière même dont les faits sont perçus ou effacés : un métafait.

   Index   Anthologie Clint Eastwood

 

2. Stade éloigné du processus d'abstraction. 

Anamnèse : déroulement lointain du processus et ses premières traces. L'abstraction n'apparaît pas soudainement dans l'histoire humaine : elle a des racines lointaines, une genèse préhistorique. Dès les premières formes d'humanisation, lorsque les capacités symboliques se développent et que le langage se consolide, une tentative s'amorce lentement pour échapper au rythme chaotique de la nature et le remplacer par des structures artificielles de temps et d'espace. À ce stade embryonnaire, le symbole — et avec lui le langage, le geste technique, l'habitat — n'est pas encore dissocié du corps ou de la réalité, mais commence à fonctionner comme un instrument de domination symbolique. Le temps n'est plus vécu comme un flux organique (saisons, grossesses, lunes), mais comme isomorphe et réductible à une séquence codifiée : calendrier, heure, mesure. Il en va de même pour l'espace, qui, de parcours expérimenté, devient lui aussi homogène, isomorphe, grille ordonnée, d'abord dans le village, puis dans la ville. La domestication de la nature se fait donc d'abord sur le plan symbolique, anticipant toute infrastructure ou machine. Il en résulte une forme naissante de régularisation de l'existence : une grille spatio-temporelle qui prépare le terrain pour la véritable activation du processus. Celle-ci peut se situer au début du néolithique, peut-être déclenchée par une menace réelle d'extinction, qui a catalysé des dispositions humaines déjà présentes. ¶ Le processus d' abstraction n'est pas une séquence linéaire de causes et d'effets, mais un cercle de co-construction : ses moments — l'incapacité de supporter le réel, l'aspiration rédemptrice, l'inimitié, les idées-forces et les abstractions réelles (État, argent, technique) — se déterminent et se constituent interactivement dans une boucle de rétroaction positive. Leur exposition en paragraphes distincts est une nécessité du langage, mais n'implique pas une succession temporelle.

   Index   Anthologie André Leroi-Gourhan

2.1. Human kind ​cannot bear very much reality (T.S. Eliot). 

Une difficulté avec l'acceptation de la réalité apparaît comme des plus anciennes. Quand elle n'est pas surmontée, la réalité est perçue comme un excès, comme une expérience trop intense qui se présente avec une urgence et une pression insupportables. Face à cela, l'être humain tente de la nier, de la repousser ou de la neutraliser.

   Index   Anthologie T.S. Eliot

2.1.1. Création d'un monde imaginaire. 

L'incapacité à supporter la réalité génère des mondes imaginaires, privés ou collectifs, qui remplacent ou déforment l'expérience partagée. L'esprit, en s'éloignant du commun et du sensible, construit des fragments de réalité autonome, incohérents ou partiels, autosuffisants par rapport au monde vécu.

   Index   Anthologie Hērákleitos
2.1.1.1. Représentation • Spectacle. 

Le contenu séparé de l'expérience s'extériorise sous forme de récit mythique ou reconstructif, de rituel, de spectacle. À l'origine, les représentations concernent principalement le sacré, les divinités, les figures de l'imaginaire ; avec le temps, elles deviennent également la mémoire historique et l'autoreprésentation d'un peuple — guerres, généalogies, exploits. Avec la formation de l'individu moderne, la représentation s'est déplacée vers l'expérience personnelle, jusqu'aux formes contemporaines où l'exposition de soi, quotidienne et privée, devient spectacle — réalité, médias sociaux — et tout ce qui était directement vécu est éloigné dans une représentation.

   Index   Anthologie André Leroi-Gourhan, Guy Debord

2.1.2. Refoulement • Escamotage • Détournement. 

Le refus de la réalité se réalise à travers des opérations psychologiques profondes, continues et universelles. ¶ Le refoulement est la première d'entre elles. Il ne se contente pas d'occulter un contenu, mais en empêche l'émergence : il efface la trace avant même qu'elle ne devienne pensée. La douleur, la lacération, la perte — ce qui ne peut être soutenu ni nommé — est exclu de la conscience, formant et nourrissant un dépôt qui a été appelé inconscient. ¶ L'escamotage n'efface pas, mais soustrait au regard, tout en restant présent à tous. Ce qui est insupportable ou dérangeant est éludé, mis de côté, laissé en marge. C’est un faire comme si. ¶ Le détournement ne refoule pas, mais dévie. Le flux du discours ou de la conscience est imperceptiblement déplacé, éloigné de ce qui est désagréable, par des techniques subtiles de dislocation. ¶ Ces trois opérations naissent comme mécanismes de défense psychique, mais se transforment en instruments opératoires de domestication.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

2.2. Corriger la création • Aspirations à la rédemption terrestre de la « nature marâtre ». 

L’incapacité de supporter la réalité comme un excès insupportable engendre, dès les temps les plus reculés, l’attente d’un changement radical. Celle-ci accompagne la naissance de l’agriculture, de l’État et de l’écriture, et se développe au fil du temps en une idée de détachement de la nature et de construction d’une Terre refaite, libérée de tout mal. ¶ Transformer n’est pas en soi un acte d’abstraction : tout être vivant transforme, et l’impulsion humaine à transformer est elle aussi naturelle. Autre est la conviction qu’une séparation radicale d’avec la nature soit nécessaire — jusqu’au rêve d’une immortalité terrestre. Cette idée, non religieuse en elle-même, que nous appellerons rédemptive au sens précisé ici, surgit comme un rêve universel, présent sous des formes et des intensités diverses dans différentes cultures — parmi les cas documentés, celui des Guaraní du monde amazonien —, et se renforce lorsqu’elle atteint la création des abstractions réelles : monnaie frappée, État centralisé, écriture, accumulation systématique. Se déclenche ainsi une boucle de rétroaction positive qui, dans des conditions favorables et avec des issues statistiquement variables, peut évoluer en processus autonome et auto-expansif. C'est une histoire vérifiable et quasi universelle — Inde, Chine, empires amérindiens… — mais des réponses sont également enregistrées : des tentatives de confinement et d'opposition tant de la part des religiosités archaïques, orientales, islamiques et dans le christianisme orthodoxe, que des États. Il est tout aussi vérifiable qu'en Occident — également en raison de l'influence souterraine des traditions hellénistiques et gnostiques non de pure fuite du monde mais rédemptrices — avec le judaïsme hellénisé-kabbalistique et l'augustinisme, le processus accomplit un progrès supplémentaire en renforçant sa présence dans le complexe religion-État. ¶ La force de l’idée rédemptrice, érigée en référence normative, se transmet à d’autres idées abstraites, ses passages et concrétisations — Droits universels, libre-échange, Démocratie, Socialisme, Hiérarchie, Égalité, Propriété, Paix perpétuelle et Bentham — qui se présentent comme de grands progrès, permettant ainsi de condamner toute situation sociale donnée en tant que donnée, sans jamais devoir démontrer que la nouveauté sera vraiment meilleure, et produisant le plus souvent des conséquences contraires à celles attendues : l’hétérogenèse des fins. ¶ Cette aspiration constitue donc l’un des moteurs principaux utilisés par le processus d’abstraction : sans la promesse de rédemption, il n’aurait pas sa force militante et visionnaire d’avancée et de reproduction. Toutes les aspirations rédemptrices ont en outre pour effet de transformer le temps en pure attente : du Messie, du Maître secret des alchimistes, du prolétariat, du temps-maintenant, de l'insurrection invisible, du temps-à-venir, de la puce, de la singularité. ¶ Un affaiblissement du vécu et de la présence, en parfaite correspondance avec les anxiétés de la marchandise, en perpétuelle attente de valorisation.

   Index   Anthologie pseudo Alighieri, pseudo Goethe

2.2.1. Immortalité. 

Au cœur de l'idée rédemptrice se niche l'espoir d'une possible immortalité terrestre. Dans le domaine religieux, à ne pas confondre avec celui d'un au-delà, cette aspiration, bien qu'ubiquitaire, revêt un caractère plus développé doctrinalement et opérationnel dans l'histoire occidentale — judaïque et augustinienne. Par « augustinien », nous entendons tant le catholicisme — qui même aux périodes de thomisme proclamé, comme au XIXe siècle, n'a pas substantiellement modifié sa praxis augustinienne, alors évoluée en rigorisme janséniste — que les branches centrales du protestantisme, le luthéranisme et le calvinisme, lesquels, en éliminant non seulement le thomisme mais aussi les résidus évangéliques anti-abstractions — l'ouverture au Simple, aux enfants (dont l'expulsion des églises par les Luthériens est un symbole explicite de la liquidation de l'héritage jésuanique : « si vous ne devenez comme les petits enfants », « laissez les petits enfants venir à moi »), la critique de la valeur et du calcul — portent l'augustinisme à ses conséquences extrêmes, privilégiant l'ancien modèle vétérotestamentaire. L'idée d'immortalité extra-mondaine relève de l'inconnaissable, tandis que celle d'immortalité terrestre, la promesse d'aucune larme ni frustration, est incompatible avec la vie, avec la réalité donnée, à laquelle elle préfère le néant. ¶ Les cultures archaïques ont toujours compris le danger de cette aspiration, qu'elles développaient pourtant souvent, en cherchant à la freiner. Dans les grands mythes mésopotamiens et grecs, le désir de vie éternelle est présenté comme une folie, une hybris : Gilgamesh cherche l'immortalité et échoue, Sisyphe et Tantale sont condamnés à des châtiments sans fin pour avoir voulu dépasser la limite, Tithon obtient la vie éternelle mais continue à vieillir sans fin. Le mythe fonctionne ici comme katéchon : il raconte l'impulsion pour la désactiver. ¶ Dans le monde judaïque et le christianisme primitif coexistaient également des visions de la mort comme un donné héraclitéen de la création, comme partie du plan divin, et d'autres qui la présentaient comme le salaire du péché, comme une chute de la nature elle-même, entrée dans le monde par la désobéissance du premier homme. Avec Paul et Jean l'Évangéliste — qui dans son royaume millénaire terrestre promet un « nouveau ciel et une nouvelle terre » où « il n'y aura plus de mort, ni de deuil, ni de cri, ni de souffrance » et, détail non négligeable, plus même de mer (les éthologues relèvent chez les baleines une vive et prolongée expression du deuil pour la perte de leurs petits : dans les résolutives visions johanniques, pas de mer, pas de chaos, pas de baleines ni de baleineaux, pas de deuils) — mais surtout avec Augustin, l'idée rédemptrice s'enracine définitivement dans la tradition chrétienne occidentale. Elle se renforce dans le protestantisme, devient une matrice de pensée et une cage mentale se faisant espérance révolutionnaire, se transforme en messianisme faible de l'attente, jusqu'au mythe technologique du transhumanisme contemporain. ¶ Il ne s'agit pas seulement de nier la finitude, mais de projeter son dépassement : se sauver de la corruption, survivre au temps en le prolongeant à l'infini. Pourtant, une telle quête d'immortalité trahit une profonde méconnaissance de ce que l'éternité signifie véritablement. La réduction du temps vital à une dimension homogène et mesurable transforme ce qui pourrait être une expérience authentique de l'éternel — cette plénitude parfois ressentie dans des moments d'intensité vitale et relationnelle maximale — en la simple attente d'une perpétuité parfaitement décrite déjà dans le mythe de Sisyphe.

   Index   Anthologie Francesco d'Assisi, Jonathan Swift, A.E. van Vogt, Ivan Illich
2.2.1.1. Du conflit vital à l’inimitié • Éradiquer le « mal ».. 

La rédemption engendre l'ennemi : ce qui est la cause de la chute, du mal, de l'imperfection — ou même simplement ce qui fait obstacle au salut — doit être annulé ou neutralisé, qu'il s'agisse d'une plante, d'un animal, d'un homme ou d'un peuple. La relation avec l'autre ne repose plus sur la relation, la coopération et le conflit vécus comme des formes vitales, mais sur un ordre abstrait qui exige un monde purgé de toute négativité, dans lequel même le conflit naturel est exclu en tant que forme vivante de la relation. ¶ Cependant le conflit vital, même violent — entre prédateur et proie, entre groupes pour le territoire, entre individus et collectivités pour les ressources ou par volonté de l'emporter — est une activité naturelle, comme le choix et la réflexion qui l'accompagnent, qui optent souvent pour la fuite. Il naît de conditions concrètes et s'épuise dans l'accomplissement ou l'échec de l'objectif, sans superfétations comme l'honneur, le devoir, etc. L'inimitié rédemptrice ontologise au contraire l'adversaire : non plus ce loup qui menace le troupeau, mais « le prédateur à éradiquer » ; non plus ce groupe qui entre en compétition pour les mêmes ressources ou domine, mais « le peuple, la religion, la classe ennemie à éliminer ». Le passage va de l'intelligence pratique — qui évalue les situations, calcule les opportunités, agit selon la nécessité — à l'idéal abstrait qui transforme chaque conflit particulier en croisade ontologique.

Cette dimension rédemptrice, qui cultive l'inimitié, est à la base de la restauration scientifique moderne, qui s'appuie sur un conflit implicite et jamais réalisé entre des lectures opposées de l'idée de découverte : une lecture cognitive, liée d'une part à la créativité exubérante et variée encore contenue dans le polytechnique médiéval, et d'autre part aux idées et à l'épistémologie particulière héritées de la culture grecque, dans laquelle ce sont les hypothèses scientifiques qui guident la découverte à travers la construction de modèles théoriques des phénomènes réels, donc une lecture centrée précisément sur l'étude non pas de la nature en soi, mais plutôt de la relation entre l'homme et la nature ; l'autre préscientifique, avec des racines obscures et ramifiées dans les ruines des empires antiques, centrée plutôt sur la découverte comme conquête, un terme militaire archaïque qui renvoie à l'intrusion de la volonté du découvreur dans l'être de l'entité découverte, détruisant la nature de cette dernière.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

2.2.2. Idée de puissance • Contrôle total. 

Peut-être en raison d'une crise pré-néolithique (traumatisme d'espèce, mais cette origine reste conjecturale : une hypothèse rétrospective pour lire le saut qui s'est produit), l'humanité approfondit la séparation d'avec la nature : de moins en moins un environnement à habiter, mais des difficultés à réguler. Naquirent ainsi des instruments de contrôle symbolique : division, mesure, surveillance. Un nouveau pouvoir central émerge comme prothèse contre l'instabilité du vivre : s'offrant comme protection contre l'incertitude, il est intériorisé non seulement comme nécessité, mais comme constitution même de l'identité séparée. Toute forme de gouvernement successive portera cette empreinte ancestrale : recherche anxieuse d'une sécurité absolue inaccessible comme réponse à la peur.

   Index   Anthologie Ludwig von Bertalanffy, Cornelius Castoriadis

2.2.3. Egalité • Suppression des différences. 

Le développement de l'emprise du mouvement de la valeur — équivalent général, monnaie — induit la naissance de l'idée d'égalité abstraite entre les hommes, comprise comme négation a priori des différences qualitatives. Tout de l'homme doit aussi pouvoir être mesurable. La relation directe, fondée sur la concrétude et donc sur la gestion complexe des différences (gestion faite de coopération, complémentarité, conflit, soin) devient suspecte. Se posent ainsi les bases pour la révocation des facultés individuelles et communautaires en faveur d'une institution supérieure, seul régulateur de l'action, qui substitue à la relation une hypothétique mais fictive équivalence absolue. L'égalité coïncide ainsi avec l'égale subordination de tous à l'institution. Ainsi la responsabilité individuelle n'agit plus dans les relations avec les autres humains et avec l'organisme vivant mais existe seulement envers l'État : le lien de proximité est brisé en faveur d'une condition d'étrangement dans laquelle domine l'in-différence. ¶ Le couple polaire de concepts égalité–différence, dans le développement cognitif et émotif progressivement dominé par le mouvement de la valeur, subit le même destin que beaucoup d'autres : paix–guerre, masculin–féminin, individualité-communauté, indifférence opérative–rôles et division du travail, ordre–chaos. Les deux termes sont dissociés (l'opposé de la symbologie yin–yang), hypostasiés et moralisés comme bien et mal, ignorant la nécessité et la présence naturelle — dans leurs limites structurelles, temporelles, quantitatives, circonstancielles — des réalités qu'ils entendent décrire, ainsi que l'impossibilité épistémologique d'accéder à l'expérience de l'autre, suppléée par la projection morale. C'est un glissement cognitif aux fortes conséquences émotives, qui importe la dénigration systématique de toute chose en tant qu'existante. Toujours sur la base d’un jugement téméraire, mais on fait comme si. Toute différence perçue se transforme en injustice à éliminer, toute configuration culturelle qui assume et gère les polarités devient ainsi destructible à merci. Ce glissement est facteur propulsif et modus operandi permanent du processus abstractif.

   Index   Anthologie Aristophánēs, Karl Marx

2.2.4. Honte prométhéenne. 

La honte prométhéenne naît de la comparaison entre l’imperfection humaine et la supposée perfection des créations techniques. L’homme a honte de sa contingence biologique face à la projectualité des machines : honte de la tache d’être né plutôt que construit.

   Index   Anthologie Günther Anders, Jean Baudrillard, Jacques Camatte

2.3. Anthropomorphose : des idées qui capturent et deviennent opérationnelles. 

Certaines idées abstraites — divinité, État, propriété foncière, travail, capital, rédemption — acquièrent d’abord une forme humaine à travers des représentations symboliques : peintures, sculptures, allégories linguistiques qui leur donnent visage, nom et corps. Elles finissent ensuite par s’emparer des êtres humains réels, qui cessent d’exister comme sujets autonomes et deviennent comme possédés, incarnations vivantes de l’idée : le propriétaire terrien qui se ruine à vouloir conserver la terre héritée ; l’entrepreneur qui ne vit que pour l’entreprise ; le missionnaire et le militant qui se transforment en machines de l’idée de rédemption ; le rêveur qui devient l’instrument d’un idéal de Hiérarchie primordiale ; le banquier qui fait de son activité financière un mandat de transformation salvifique du monde.

   Index   Anthologie Karl Marx, Fëdor Dostoevskij, Jacques Camatte

2.4. Au début du processus : dérive abstraite et modèles alternatifs. 

Le choix néolithique n'était ni inévitable ni universel. Pendant des millénaires, les deux options ont coexisté : des sociétés sédentaires qui s'engageaient dans la dérive abstraite côtoyaient des peuples qui conservaient des modes de vie organiques. Ces derniers, progressivement éliminés par des génocides systématiques, survivent aujourd'hui en nombre de plus en plus restreint. Les données suivantes documentent cela presque à l'origine de la bifurcation.

Instruments de contrôle
• Calendriers agricoles rigoureusement codifiés (tablettes sumériennes, Uruk III, 3000 avant J.-C.).¶ $• Géométrisation de l'espace urbain (grilles orthogonales à Mohenjo-Daro, 2500 av. J.-C.).
• Murs défensifs ayant une fonction de séparation (Jéricho, 9000 av. J.-C. ; épaisseur 3 m, hauteur 5 m).¶ $• Taxonomies des espèces « utiles-nuisibles » (papyrus égyptien de Memphis, 2400 av. J.-C. : 37 animaux nuisibles répertoriés).¶ $• Accumulation de surplus (greniers de Çatalhöyük, 6000 av. J.-C. : capacité de 12 tonnes contre un besoin annuel de 1,2 tonne).
Modèles alternatifs
• Absence de mesure du temps (peuples San du Kalahari : activités régies par la lumière/les saisons, et non par des horaires).
• Campements circulaires sans géométrie prédéterminée (ethnographie des Bushmen ! Kung).
• Perméabilité environnementale (Pygmées Baka : espaces de vie sans barrières physiques ou conceptuelles).
• Relations non antagonistes avec le non-humain (Warlpiri : la Terre comme sujet relationnel ; Nayaka : les animaux comme « personnes »).
• Économies de subsistance non compétitives (Hadza : distribution immédiate sans accumulation ; Batek : refus du stockage).

Faits documentés
• Hyper-complexité et effondrement (Çatalhöyük, 6000 av. J.-C. : densité de 10 000 habitants/km² vs épidémies osseuses documentées)
• Échec écologique (villes harappéennes, 1900 av. J.-C. : couches de salinisation à Mohenjo-Daro) .
• Adaptabilité en période de crise (peuples Aché pendant l'effondrement de l'empire inca : adaptation forestière vs structures monumentales).
• Maintien des rituels (Hopi vs. Chaco Canyon : cérémonies de la pluie flexibles vs irrigation rigide).

   Index   Anthologie André Leroi-Gourhan

2.4.1. Catastrophe et violence originelle • Une hypothèse. 

À la racine du saut néolithique se trouve peut-être la panique pour la survie. Une hypothèse : une menace réelle, quasi universelle — famine, prédateurs, épidémies — d'origine climatique, géologique ou écologique est perçue comme une menace d'extinction et fait office de détonateur pour cette incapacité à supporter la réalité, liée à l'attitude réflexive particulière de l'espèce, qui, dans des conditions normales, reste une potentialité pathologique latente. La réponse est violente : explosion de conflits intraspécifiques, extermination des animaux, armes et techniques de guerre. Pour vaincre, les individus ne suffisent pas : il faut de la coordination, une hiérarchie, un commandement. C’est ainsi qu’est née la première méga-machine, embryon du pouvoir technique et organisationnel. Les accumulations viennent ensuite, pour garantir la survie ; les mesures et les calendriers arrivent plus tard, comme formalisation de la peur. Mais la blessure est déjà imprimée : l'homme ne fait plus confiance à la réalité sensible et est fasciné par la puissance illusoire des résultats du changement. De là commence le défi fou du détachement d’avec la nature, de se faire un monde à soi (mundus = propre, purifié), totalement contrôlé et à l’abri des menaces, ennemis, prédateurs, dangers. Une mémoire refoulée qui continue à opérer même lorsque la menace a disparu, continuant à développer les mêmes idées et aspirations, jusqu’à nos jours en ignorant les preuves des rendements décroissants et de la contre-productivité finale de cet opérer, étendant même la folie à la reconception des bases biologiques humaines elles-mêmes pour abolir notre corporalité symbiotique.

   Index   Anthologie 

 

3. Le processus d'abstraction : composantes liées, mobiles et conflictuelles. 

On pourrait définir le processus d'abstraction non pas comme un sujet intentionnel, mais comme un phénomène émergent et rétroactif, doté de sa propre direction. Il prend son départ dans des gestes, des choix et des productions humaines (issus d'idées : les abstractions) qui, une fois activés, commencent à s'autonomiser et à former un système doté de sa propre logique interne et d'une force de conditionnement. L'homme, à ce stade, se retrouve à interagir non plus seulement avec ses créations mentales, mais avec un environnement structuré par elles, qui à son tour façonne ses choix ultérieurs, dans un cercle qui s'auto-alimente.¶ Le processus n’est ni linéaire ni monocentrique : il naît de centres et de composantes d’irradiation différents et autonomes, qui se propagent sous des formes parfois fortement conflictuelles. Si le mouvement, le développement historique, du capital a certes été le plus dynamique et souvent entraînant et dominant sur les autres, la religion et le système technique sont plus anciens. L’histoire enregistre des interruptions, des blocages partiels, des reculs — comme après la chute de l’Empire romain — mais aussi des résistances et des tentatives délibérées, pas seulement venues d’en bas, de retard ou d’arrêt (comme la Chine qui bloqua l’usage militaire de la poudre à canon), qui permirent la reprise de la Gemeinwesen et des processus vitaux. Cela empêche des lectures purement linéaires. Il s'agit de champs de force, de densités de probabilité, ce n'est pas de la mécanique classique. ¶ Une analyse généalogique peut révéler des continuités de longue durée sans impliquer de nécessité : identifier une origine ne signifie pas toujours prévoir un résultat. En médecine, il est d’usage de chercher, et de trouver rétrospectivement, des signes précoces et lointains d’une maladie — comme le cancer ou Alzheimer — non par postulat déterministe selon lequel toute pathologie serait destinée à se développer, mais parce que le système immunitaire, le mode de vie et l’intervention thérapeutique peuvent les ralentir, les bloquer ou les éliminer. Il en va de même pour le processus d’abstraction : en décrire sa tendance propre ne revient pas à en déclarer l’inévitabilité. ¶ Ce qui a été dit concerne le mouvement général du processus. En ce qui concerne les composantes et leurs interactions fortes mais pas toujours claires, nous devons tout d'abord nous méfier du construit du XIXe siècle de « dominant » (peuple, culture, espèce, style), un construit non-dialectique plus trompeur qu'utile ; et en même temps, ne pas nous laisser capturer par l'abstraction : les composantes ne sont pas que des composantes, ce sont des réalités différentes. L'exemple bien connu des « outils » se trouvant dans la caisse à outils du menuisier est pertinent : il y a un marteau, une tenaille, une scie, un tournevis, un mètre, un pot de colle, la colle, des clous et des vis. ¶ Un exemple concret de cette interaction peut éclairer un peu la relation complexe entre le capital et le système technique. ¶ Le capital—pour simplifier et réduire—dispose de l'argent, mais pour le convertir en valeur, il doit s'allier au savoir technique, comme c'est le cas dans la santé. Les banquiers et les fonds financent la recherche médicale et pharmaceutique ; à leur tour, les guildes des soignants et des chercheurs, qui appartiennent au système technique, cherchent à orienter le flux d'argent vers leurs propres projets, où se mêlent ambition, vocation et carrière. ¶ La même dynamique s'observe dans l'ingénierie et les sciences appliquées : chaque champ tente de se « travailler » mutuellement, mais le résultat n'est pas une domination stable. C'est un réseau de rétroactions. ¶ Dans les phases de crise générale du capital, la science tend à lui offrir de nouveaux horizons de motivation—des projets « passionnels » qui renforcent la foi dans le progrès et la conquête du possible : Mars, la vie artificielle, l'esprit numérique. ¶ Le capital fournit la promesse de valeur, la technique celle de fonctionnement ; ensemble, ils maintiennent le processus en mouvement, même lorsque l'énergie vitale qui l'avait généré s'est déjà en partie épuisée. ¶ Pendant ce temps, se poursuit la désactivation (ce qu'on appelle vulgairement la corruption) des guildes, avec le remplacement progressif des rapports internes par des échanges monétaires. Pourtant, l'affaiblissement de ses propres sous-composantes finit par renforcer le système technique en tant que tel.

   Index   Anthologie Ludwig Wittgenstein, Jacques Camatte

3.1. La religion. 

La religion, au sens ici pertinent, fait partie du Complexe État-Religion. Elle se manifeste selon deux modalités historiques principales, observables dans l'arc eurasiatique (avec des analogies significatives dans les civilisations précolombiennes). Une religion constitutive : le modèle originaire, observable en Mésopotamie, en Égypte, puis dans la Rome républicaine et impériale. Dans cette forme, la religion naît déjà comme structure de légitimation du pouvoir étatique, géométrisant le cosmos pour refléter l'ordre hiérarchique terrestre. Le panthéon divin est une extension de la cour royale ; le rituel est un acte politique de maintien de l'ordre (Ma’at égyptienne, volonté des dieux mésopotamiens). Elle est abstractive par constitution, mais de ses abstractions elle rêve la fixité, la permanence. Une religion de capture : modèle qui s'affirme avec l'avènement de mouvements à forte tendance anti-abstraite, tels que le bouddhisme, le christianisme des origines et le taoïsme philosophique, nés en réaction critique aux religions d'État (brahmanisme, judaïsme pharisien, confucianisme). Leur noyau originel — l'accent mis sur l'expérience directe, la critique de la valeur et de la fixité, l'ouverture à la simplicité — constituait une menace existentielle pour le Complexe. Leur institutionnalisation ultérieure a été une œuvre de capture, d'aménagement et de neutralisation partielle de ce noyau qui n'a jamais été complètement effacé. ¶ Dans les deux cas, la religion-institution se fonde sur la promesse abstraite de restaurer ou de garantir un ordre perdu ou menacé. Constitutive du processus d'abstraction lui-même, elle est néanmoins autonome et possède un projet propre, pas toujours compatible avec le mouvement général d'abstraction. ¶ Au sein des religions peuvent donc coexister, en tension permanente, des instances abstractives—qui font irruption dans les religions rédemptives—et des noyaux anti-abstractifs : en conséquence, elles présentent un rapport ambivalent avec le processus d'abstraction, oscillant entre l'impulsion à le pousser ou le guider et la tentative de le contenir.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

3.2. L'État. 

Dans sa première forme, l'État surgit à travers une séparation de la communauté qui engendre une unité supérieure (pharaon, lugal, roi des rois, etc.) qui en représente la totalité. Cela advient au moment même où s'instaure le mouvement de la valeur comme processus de valorisation. Simultanément s'opèrent une anthropomorphose de la divinité et une divinomorphose de l'unité supérieure, et la religion s'instaure. ¶ C'est le complexe état-religion qui donne origine au système technique en rassemblant le « matériel humain » et en lui donnant une discipline organisationnelle, une cohérence opératoire qui permet de travailler sur des dimensions jamais tentées auparavant—la première mégamachine. ¶ Selon la nature de la religion qui le compose, ce complexe assume un rôle différent vis-à-vis du processus abstractif, dont il a souvent conscience du potentiel destructurant et de la menace existentielle. Dans le cas de religions non rédemptives, le complexe religion-État tente de diriger et de contrôler les forces à l'origine du processus, se posant comme katéchon, pouvoir freinant. En présence de religions rédemptives, le complexe, lorsqu'il ne promeut pas directement le processus, réduit le rôle freinant à une fonction d'amortissement, visant à en assurer un développement plus équilibré. ¶ Une digression s'impose : les effets retardants ou temporairement bloquants d'un processus négatif ne doivent pas être jugés avec suffisance en tant que non résolutifs—ni en médecine, ni dans la réalité historique—mais comme des possibilités précieuses ; le retard, de plus, peut ouvrir des opportunités imprévues. Il faut ajouter que l'action conservatrice, au-delà des théorisations, implique souvent la défense d'une vie sociale concrète et communautaire, menacée par des formes plus agressives et totalisantes d'abstraction. ¶ Ultérieurement s'impose une seconde forme de l'État, déterminée par la continuation du mouvement de la valeur, phénomène qui ne peut être réduit exclusivement à la sphère économique.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

3.2.1. Ville. 

La ville est la concrétisation spatiale de l'État et de la valeur : une enceinte qui sépare et organise, géométrise le vivant, transforme le territoire en grille. Les premières villes naissent comme des dispositifs simultanés de protection, de puissance et d'accumulation : murs puissants, greniers centraux, temples, casernes. ¶ Dès ses origines, la ville porte en elle la promesse implicite d'immortalité : perdurer au-delà des corps, au-delà des saisons, offrir une seconde nature plus stable que la nature elle-même. ¶ Elle se définit par opposition à la campagne : si ce n'est par un mépris ouvert pour les paysans, toujours par des formes de distanciation qui marquent une supériorité évolutive, culturelle, morale.

   Index   Anthologie 
3.2.1.1. Mort de la ville. 

La ville ne meurt pas d'un effondrement soudain, mais de la dissolution de sa forme compacte : l'explosion des frontières, l'étalement urbain infini, la ville diffuse. Le centre perd son sens ; l'urbain se dématérialise dans les flux numériques (télétravail, commerce électronique, surveillance distribuée). ¶ Sa mort coïncide avec l'accomplissement de son objectif : la majorité de l'humanité est désormais urbanisée, la séparation avec le vivant est totale. Ce que la ville promettait – sécurité, ordre, durée – s'intériorise et se répand partout : plus de murs visibles, mais des réseaux invisibles ; plus de places, mais des plateformes.

   Index   Anthologie 

3.2.2. La mort de l'État. 

Pour l'État aussi, plus qu'une mort, il s'agit d'une dissolution fonctionnelle progressive : dans son développement extrême, l'État est de plus en plus contrôlé par le Capital et le Système technique, et vidé de sa substance par la cession de ses fonctions et prérogatives à des organisations « autonomes » ou supranationales. Tandis que les lois, les normes et le contrôle croissent indéfiniment, le pouvoir politique réel se dissout.

   Index   Anthologie 

3.3. Propriété privée. 

La notion de propriété privée va bien au-delà de la possession exclusive — également présente dans la nature et toujours concrète, limitée et circonstancielle — et s'accompagne d'une idée, souvent irréelle, de séparation totale de l'objet de son contexte d'existence (le cas emblématique de la propriété foncière) et d'une autre, tout aussi illusoire, de perpétuité : une forme transposée d'immortalité.

   Index   Anthologie Karl Marx, Costantinos Kavafis

3.3.1. De la propriété à la location - La mort de la propriété privée. 

La propriété est dépassée par son vide fonctionnel. La possession devient gestion temporaire, utilisation conditionnelle, accès payant. L'objet n'appartient plus, mais circule dans un système fermé de disponibilité contrôlée.

   Index   Anthologie 

3.4. La valeur. 

La valeur permet de comparer ce qui est incomparable. Chaque chose est quantifiée selon un paramètre unique. La valeur dissout la qualité, le contexte et la signification, réduisant l'être à un chiffre.

   Index   Anthologie Karl Marx, Carl Schmitt, Jacques Camatte

3.4.1. Valeur d'usage • Valeur d'échange. 

Le concept marxien de valeur d'usage a été montré, dès les années soixante-dix du siècle dernier, comme n'étant pas une propriété naturelle de la réalité marchandisée, mais un construit apparenté à la valeur d'échange : ce sont des formes complémentaires de la même logique d'équivalence. Tous deux opèrent une réduction de la réalité à une fonction mesurable, la séparant de la relation vivante et qualitative.

   Index   Anthologie Guy Debord, Alfred Sohn-Rethel, Jean Baudrillard, Alasdair MacIntyre, Jacques Camatte, Robert Kurz

3.4.2. Marchandise. 

La marchandise est tout ce qui, extrait et abstrait de son contexte naturel, peut être vendu et acheté. Le sol, les objets, les animaux, les hommes, les prestations, le travail, les idées, les droits, les brevets, que ce soit dans leur intégralité ou en partie, pour une durée illimitée ou définie. Tout peut être vendu.

   Index   Anthologie Fredy Perlman, Alfred Sohn-Rethel, Jaime Semprun, Marco Iannucci

3.4.3. Aliénation. 

Dynamique par laquelle ce qui nous appartient devient étranger et souvent hostile. Les produits de l'activité humaine — objets, relations sociales, formes d'organisation — deviennent autonomes, se posent comme des pouvoirs séparés et dominants. Ce qui était à l'origine une extension de nos capacités se transforme en spoliation : les choses prennent le rôle de sujets, les personnes deviennent des choses. Ce renversement génère une figure hostile à son créateur et un mécanisme, souvent inconscient, qui inverse l'objectif initial, piégeant les hommes et les femmes dans un destin qu'ils voulaient éviter.

   Index   Anthologie Günther Anders, Giorgio Agamben, Jacques Camatte

3.4.4. Marchandise exclu • Équivalent général. 

Afin de pouvoir mesurer et comparer toutes les marchandises, l'une d'entre elles doit être soustraite au commerce ordinaire et élevée au rang de mesure universelle, d'équivalent général. Ainsi, l'or devient de l'argent propre en cessant d'être une marchandise parmi d'autres : son exclusion le transforme en représentant de toutes les marchandises possibles. ¶ Ce mécanisme — exclusion qui génère élection — ne fonctionne pas seulement dans l'économie. Les concepts abstraits fonctionnent comme des équivalents généraux de la pensée : l'« Homme » des droits universels présuppose l'exclusion d'hommes concrets — femmes, esclaves, barbares, colonisés — pour ensuite se poser comme leur représentant idéal.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

3.5. Argent. 

L'argent est l'incarnation de la valeur. C'est une mesure, un moyen d'échange, une réserve, une puissance : le pouvoir d'obtenir tout ce qui est devenu une marchandise. Il est mobile, neutre, impersonnel et, dans sa forme initiale, il a la durabilité infinie de l'or : une abstraction devenue concrète, que vous pouvez mettre dans votre poche.

   Index   Anthologie Karl Marx, Georg Simmel, Alfred Sohn-Rethel

3.5.1. Prêt • Crédit Dette • Assurance. 

Le crédit anticipe la valeur future, la dette hypothèque le temps à venir, l'assurance monétise la peur du hasard. Ensemble, ils étendent la domination de la valeur à la dimension temporelle, créant l'illusion d'un contrôle total sur l'avenir.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte

3.5.2. Immortalité (recherchée dans l'argent). 

La valeur promet la permanence. Elle conserve, accumule, résiste au temps. Elle reflète le désir de ne pas mourir. Harpagon rêve de durer aussi longtemps que ses trésors, l'accumulation cherche son immortalité dans celle de l'or.

   Index   Anthologie Karl Marx

3.6. Le capital. 

Le capital est une valeur qui se valorise : ce n'est pas une chose, mais une relation sociale en mouvement. Sa logique est la croissance illimitée.

   Index   Anthologie Jacques Camatte, Marco Iannucci

3.6.1. La crématistique. 

L'accumulation illimitée de richesses pour elles-mêmes, sans but d'utilisation, définit la logique crématistique. Le but se dissout. Seule la croissance compte. L'excès est une vertu.

   Index   Anthologie Aristotélēs

3.6.2. Plus-value. 

La plus-value est la partie de la production qui excède la valeur restituée au travailleur et les frais généraux, et qui est absorbée par le capital. C'est le moteur de l'accumulation. ¶ Elle est représentée par le petit apex à la fin de l'expression A-M-A'. Petit, mais comme beaucoup l'ont remarqué, il représente toute la mystique rédemptrice : l'Argent, abstraction pure, s'emprisonnant dans la matière de la Marchandise, exposée à l'enfer de la dévalorisation, est ensuite racheté en redevenant Argent accru, dans le Plérome spirituel.

   Index   Anthologie Jean Vioulac, Stephen Smith

3.6.3. Autonomisation • Sujet automate. 

Le capital devient autonome : un sujet automatique. C'est un mouvement autosuffisant, comme une turbine avec sa propre énergie, sa masse et sa direction. ¶ Il convient de préciser. Par « capital », on entend le mouvement et l'accumulation de puissance financière générés par les cycles A-M-A′. Cependant, ce mouvement, fait de rapports sociaux et de reconnaissances — je me sens « comme si » j'étais fort et heureux parce que je suis riche puisque tout le monde me voit ainsi— est lui-même une idée : il naît de l'homme, et pourtant, comme beaucoup d'idées, il possède la capacité de le capturer, de s'emparer de lui. Phénoménologiquement, l'homme a en effet la singulière faculté de pouvoir être capturé par ses propres idées. ¶ C'est pourquoi on peut définir le capital comme un « sujet », comme une turbine avec sa propre logique de mouvement, en incluant dans ce sujet la volonté et l'intelligence réelles des hommes capturés par cette idée : une turbine tout à fait particulière. ¶ Cette précision vaut pour toutes les composantes qui s'autonomisent. L'usage classique de termes anthropomorphiques à propos du capital n'est pas de la métaphysique, mais une nécessité pour décrire l'intension de l'ensemble des activités humaines impliquées activement dans la dynamique de l'idée.

   Index   Anthologie Joseph de Maistre, Karl Marx, Ludwig Klages, André Leroi-Gourhan, Jacques Camatte, Jean Vioulac

3.6.4. La marchandise du capital. 

Sous la prédominance du capital, la marchandise change de statut : elle ne doit plus durer, mais circuler. La durabilité, qui autrefois accroissait la valeur, bien qu'elle subsiste dans des niches et des pratiques résiduelles, devient un obstacle et est découragée de diverses manières, y compris par des normes. Tout objet est conçu pour être dépassé, en forçant son obsolescence afin de réactiver continuellement le cycle du capital.

   Index   Anthologie Giorgio Cesarano & Gianni Collu, Jacques Camatte

3.6.5. Immortalité (recherchée dans le capital). 

L'immortalité autrefois cherchée, à l'époque de la prédominance de l'idée de valeur, dans la durabilité de l'or, se transfère à la perpétuité de la circulation du capital.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte

3.6.6. Mort du capital. 

Alors que le capital dissout l'État et vide le concept de valeur—car il présuppose une persistance, en tant que telle hostile à la circulation—il meurt lentement lorsqu'il parvient de moins en moins à se valoriser. Cependant, le capital n'est pas le processus d'abstraction : ce processus et son modus operandi se poursuivent, guidés par l'interaction dynamique entre le capital et le système technique. Ces forces se modifient mutuellement à travers le conflit et la transformation réciproque, dans une danse complexe et non linéaire semblable à un paso doble complexe, mais où aucun des deux ne sait qui mène. Le système technique, avec sa logique d'organisation, d'automation et de substitution, modèle de plus en plus la trajectoire de l'abstraction, étendant sa portée jusqu'aux cellules individuelles de l'être humain, tandis que le capital cherche à alimenter son expansion en conquérant pour la valorisation tout échange, toute relation, toute coopération naturelle et humaine : de l'allaitement à la préparation d'un repas en famille, du jeu des corps à l'intimité d'une rencontre, d'une randonnée entre amis à la relation parents-enfants elle-même—dans le mouvement A-M-A', tout doit devenir travail salarié. ¶ Ce qui est présenté ici n'est pas une théorie achevée, mais la constatation de traces et de symptômes, visibles pour qui regarde : en soi, le processus se dirige vers l'extinction de l'espèce qui l'a mis en mouvement. À moins d'une réaction improbable de l'espèce elle-même. Improbable—on n'en voit pas de signes, sinon faibles—mais non impossible : les mécanismes réels de génération et de persistance des espèces sont, au fond, inconnus. Parfois les réactions sont engendrées par des situations extrêmes, par la perception de risques réels d'extinction, comme cela semble s'être produit lors du passage au néolithique quand l'humanité, peut-être face à une crise environnementale profonde, opéra une transformation de ses modes de vie — accélérant dramatiquement le processus d'abstraction.

   Index   Anthologie Jean Baudrillard, Jacques Camatte

3.7. Tlön • Le système technique (organisation, technique, science, médecine), c'est-à-dire les forces productives. 

Autre grande composante du processus d’abstraction, aujourd’hui au premier plan : l’organisation qui neutralise la subjectivité, les machines qui remplacent l’humain, la science réduite à un pouvoir technique, le temps transformé en grille opératoire. ¶ Note historique. — Il y a cinq mille ans, dans le mode de production asiatique(ou hydraulique), le système technique proposait, à travers ses anthropomorphoses — ingénieurs, architectes, mathématiciens, sculpteurs — des tombes colossales pour mobiliser la mégamachine ; quatre mille ans plus tard, à l’automne du Moyen Âge, dans le même but, il offrait les cathédrales.

   Index   Anthologie Simone Weil, Jacques Camatte

3.7.1. Organisation • Bureaucratie. 

L'organisation produit des structures qui neutralisent la subjectivité et standardisent le fonctionnement. Chaque activité est classée dans des procédures abstraites, régies par des critères impersonnels. Avec la bureaucratie, la forme organisationnelle devient dominante. L'organisation aspire à une croissance illimitée qui anticipe celle du capital.

   Index   Anthologie Amadeo Bordiga, Lewis Mumford, Jacques Camatte & Gianni Collu

3.7.2. Mégamachine. 

La méga-machine est la totalité intégrée d'hommes et d'instruments au sein d'un système fonctionnel unifié. Ce n'est pas une somme de machines, mais une totalité qui englobe les corps, les règles, les flux et les objectifs. Chaque élément lui est subordonné. ¶ Née peut-être de l'organisation de grands rites religieux, elle fut créée par l'État dans sa première forme, rassemblant le « matériel humain » et lui donnant une discipline organisationnelle qui permit d'opérer à une échelle jamais tentée auparavant : le taylorisme ne naît pas avec le capital. C'est à cette invention que l'on doit le fait qu'il y a cinq mille ans, des machines de guerre comme la phalange et des ouvrages d'ingénierie furent réalisés, rivalisant, par leurs techniques de production de masse, leur standardisation et leur conception méticuleuse, avec ceux d'aujourd'hui. ¶ À l'époque médiévale, le monastère bénédictin en représente une forme particulière de renaissance.

   Index   Anthologie Lewis Mumford, Jaime Semprun

3.7.3. Le temps abstraite. 

Le temps vécu est remplacé par une temporalité mesurable, homogène, cumulative. Le temps abstrait n'est pas une expérience, mais une grille opérationnelle. Chaque événement doit s'inscrire dans cette structure uniforme et sans qualité.

   Index   Anthologie Karl Marx, Guy Debord, Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte

3.7.4. Les machines. 

La machine décompose, répète, automatise, rend superflue la subjectivité. Elle remplace les activités humaines par ses opérations. L'automatisation est la forme accomplie de l'abstraction technique, dans laquelle l'être humain devient le terminal d'un dispositif qui le dépasse et le domine, renversant le principe d'utilité de la technique en celui d'utilité pour la technique.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jean Baudrillard

3.7.5. Science abstraite. 

La science moderne ne décrit plus une réalité à habiter, mais construit des modèles formalisés de fonctionnement, fabriquant un monde de plus en plus incompréhensible. Elle se sépare du travail vivant pour devenir la propriété du capital : les fonctions intellectuelles de la production se concentrent contre les ouvriers, se transformant en une puissance productive indépendante du travail lui-même. ¶ L'objet scientifique est réduit à des quantités, des lois, des algorithmes. Le monde devient un laboratoire et une mine à exploiter : la recherche ne cherche plus l'essence des choses, mais leur utilité secrète. La connaissance se convertit en pouvoir technique, partageant avec l'économie marchande la même logique quantitative. Et la conversion de toute la réalité en un ensemble de procédures paramétrées et contrôlées finit par détruire la science elle-même, la transformant en une simple intervention proactive et sans réflexion.

   Index   Anthologie Karl Marx, Günther Anders, Alfred Sohn-Rethel

3.7.6. Prothèses et thérapeutiques. 

Les prothèses, communes dans la nature comme aides opératoires, tendent aujourd’hui à se substituer à toute faculté humaine. Ce qui était accompli directement par le corps et l’esprit est remplacé par des instruments et des médiations. ¶ L’apogée actuelle est l’externalisation des fonctions cognitives dans des dispositifs artificiels d’optimisation statistique, auxquels est attribué un pouvoir prédictif (IA). Ainsi la disposition et l’activité thérapeutiques naturelles s’autonomisent en un système avec sa propre logique, justifiée par des métriques faussées et par cette inclination ancienne à préférer vouloir le néant plutôt que ne pas vouloir, qui oriente le calcul coûts–bénéfices de manière toujours plus fonctionnelle au système et non à l’homme.

   Index   Anthologie Marcus Valerius Martialis, Karl Marx, Günther Anders, Stefano Isola

3.7.7. Immortalité (recherchée dans le système technique). 

Considérer la machine uniquement comme un capital fixe revient à considérer la cruche comme un simple récipient : on passe à côté de quelque chose, peut-être même de beaucoup. La machine est certes un outil à la disposition du capital pour extraire de la plus-value, mais elle fait partie intégrante du système technique. Dans sa conception, dans sa logique intrinsèque d'efficacité, de répétabilité et d'automatisation, réside une instance qui ne se réduit pas à la valorisation. En servant à produire d'autres machines, elle alimente un processus d'auto-renforcement du système technique lui-même, permettant et rapprochant le rêve de l'automate autoreproducteur — figure de l'immortalité terrestre accessible par substitution : la logique de la folie.

   Index   Anthologie 

 

4. Modus operandi du processus. 

Du processus d'abstraction, qui se réalise à travers la dynamique imbriquée de ses composantes fondamentales – chacune dotée de son propre degré d'autonomisation – il est utile de relever trois modalités centrales, qui peuvent être identifiées rétrospectivement : l'impulsion idéale du moteur rédempteur, le mécanisme de la combinatoire et la subsomption qui alimente l'ensemble.

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4.1. Moteur rédemptif. 

Le terrain sur lequel se développe le processus est préparé par la critique de l'état présent des choses, fondée sur des idées abstraites d'origine rédemptrice, devenues aussi une éthique rédemptrice, et ensuite mises en acte dans l'histoire par des sujets et des forces collectives traversés par l'anthropomorphose. C'est le mécanisme qui a permis de présenter l'impérialisme comme une « civilisation » et la destruction des pratiques communautaires comme un « progrès ». Le phénomène opère aussi bien dans les longues périodes de continuité que dans les moments de crise (guerres, révolutions, épidémies, famines). ¶ À la critique historique du présent s'est parfois joint le pur fascination pour la rédemption, libérée même de la figure messianique, devenant l'« au-delà », le processus lui-même. C'est le cas de l'accélérationnisme, qui propose d'intensifier délibérément le processus — automation, subsomption technique illimitée, dissolution des formes vitales. C'est le mécanisme poussé à l'extrême : il ne se contente plus de justifier la destruction en tant que progrès, mais la poursuit activement comme un moyen de salut.

   Index   Anthologie 

4.2. Combinatoire. 

Terme d'origine mathématique. Dans ce cas, la combinatoire est le mécanisme par lequel chaque aspect de la vie — pratiques, connaissances, gestes, émotions, relations — est décomposé en unités minimales, séparées, simplifiées et rendues disponibles pour une réorganisation infinie, un calcul combinatoire. Chaque élément perd son ancrage, son sens propre, sa place d'origine : il devient un module mobile, adaptable, interchangeable. ¶ Au cours d'un mouvement séculaire, tout est progressivement désagrégé et recombiné. Le but est la compatibilité opérationnelle : ce qui compte, c'est que tout soit modulable, flexible, prêt à s'interfacer. La combinatoire est l'abstraction qui opère dans la vie quotidienne. ¶ La réalité apparaît alors comme un répertoire technique de possibilités interchangeables : la sexualité, le langage, les soins, l'apprentissage, l'imagination — tout peut être combiné. ¶ Cette logique s'applique également à la langue commune : sur le plan linguistique, les mots en plastique fonctionnent comme des briques Lego, pour convertir la langue commune en un jeu combinatoire dénué de sens mais gérable par les machines.

   Index   Anthologie Jean Baudrillard, Jacques Camatte

4.3. Subsomption. 

Chaque composant du processus d’abstraction, et ses sous-composants — y compris ceux non mentionnés — subsume dans son champ: il intègre quelque chose qui était immédiat et propre à l’homme ou à la nature donnée en une forme substitutive. ¶ Le capital subsume le Gemeinwesen, transformant les relations directes en médiations monétaires: de l’autosuffisance communautaire au supermarché, de l’allaitement maternel au lait maternisé, de l’amitié au networking. ¶ Le système technique subsume l’activité elle-même, substituant aux processus humains et naturels des dispositifs: du tour du potier à la machine à commande numérique, de l’orientation au GPS, de la naissance à la procréation assistée, de la respiration aux ventilateurs. ¶ La religion subsume le sacré, traduisant le contact avec l’inconnaissable — auparavant lié au rapport direct avec le sage, le voyant ou le chaman — en doctrines et rituels codifiés. ¶ L’État subsume le processus décisionnel communautaire avec des sujets de circonstance en celui d’une structure qui se veut immuable et reproductible, avec des formes et des rôles fixés et généralement transmissibles.

   Index   Anthologie 

4.3.1 Subsomption toujours plus profonde du travail. 

Le capital s’approprie d’abord des situations de travail préexistantes — l’artisan qui devient salarié dans la manufacture en conservant sa manière de travailler et donc le commandement sur l’exécution — qui demeurent formellement inchangées mais sont subordonnées à la logique capitaliste : c’est une domination effective mais partielle, improprement appelée « subsomption formelle ». ¶ Le capital croît, se reproduisant à une échelle sans cesse élargie ; il subsume les relations communautaires et humaines en les transformant en médiations monétaires, mais il ne peut subsumer ni l’activité ni les processus naturels : capacité propre au système technique. ¶ Par la suite, le travail est réorganisé techniquement selon des critères de productivité et d’économie ; la combinatoire des fonctions s’approfondit, le savoir-faire est séparé du travailleur et rendu force autonome entre les mains du capital. ¶ L’ouvrier devient partiel ; son savoir, progressivement transformé et absorbé dans le système technique, devient extérieur, s’opposant à lui comme un pouvoir qui le domine. ¶ Le processus est continu : toute activité — de l’opération humaine au biologique — est progressivement subsumée dans le système technique à la demande de la logique capitaliste. Le rêve du capital est l’expansion illimitée et, en finançant et en corrompant, il la poursuit en promouvant tout ce qui permet ou promet d’accroître sa valorisation ; dans ce processus il alimente le système technique, qui l’a historiquement précédé et dont le rêve est la substitution illimitée de tout le donné : ce qui est humain et naturel.

   Index   Anthologie Karl Marx

4.3.2. Extension de la subsomption aux loisirs, à la société, au corps. 

La domination du capital s'approfondit quand la logique de la valorisation s'étend au-delà du temps de travail, colonisant l'existence entière : temps libre, vie sociale, communication, langage et corps. Le temps est restructuré : le temps libre devient temps de consommation, et la consommation elle-même est rendue fonction productive. Les technologies numériques, l'automatisation et le contrôle diffus accélèrent le processus : facultés mentales et affectives, attention, parole et relation sont incorporées dans le système technique et mises au travail. Ce n'est plus seulement le travail manuel qui devient disponible, mais la puissance expressive et sensible de l'individu. Le corps, modelé par l'efficientisme et la santé normée, est à son tour mis en valeur. Ainsi la distinction entre production et vie se dissout : la société entière devient terrain de valorisation, la condition prolétarienne se généralise à toute la population et la technique commence à soumettre la vie entière.

   Index   Anthologie Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte, Giorgio Cesarano & Gianni Collu, Jean Baudrillard

 

5. Résultats et buts du processus. 

Issue vers laquelle tend le processus : remplacement progressif de la communauté humaine, de toute relation et activité, jusqu'aux processus biologiques (exemples actuels : ingénierie génétique, prothèses, automatisation des fonctions corporelles et reproductives), de l'homme lui-même et de la nature, par des systèmes abstraits et des objets techniques — des produits, non sujets à la honte prométhéenne qui pousse l'homme à préférer ses créations à sa propre imperfection biologique. Non pas un projet délibéré, mais la logique immanente d'un mouvement qui, s'il n'est pas arrêté, procède vers l'autodestruction de l'espèce qui l'a engendré.

   Index   Anthologie Ludwig Klages, Jean Baudrillard

5.1. Suppression et remplacement de la communauté • Communauté matérielle. 

La ​Gemeinwesen est dissoute et remplacée. Le capital devient la communauté matérielle : chaque aspect de la subsistance se transforme en marchandise, accessible uniquement par l’argent. Le pain, le lait, les vêtements, les soins, l’eau même — tout exige une médiation monétaire.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte, Marco Iannucci

5.1.1. Gemeinwesen. 

La communauté (Gemeinwesen) est l'environnement qui nourrit l'homme : un réseau de relations vivantes qui relie les êtres humains entre eux, à la terre, aux animaux, aux cycles naturels, à la nourriture, aux soins, au langage, aux rythmes de la vie. Ce n'est pas un idéal à restaurer, mais une réalité élémentaire qui a rendu la vie humaine possible pendant des dizaines de milliers d'années. ¶ Les témoignages historiques et anthropologiques en démontrent la variété concrète, jamais utopique. L'abstraction efface peu à peu la possibilité même de « l'être-avec » : la perte de la communauté est aussi la perte de la présence partagée, de la certitude de sa propre position. Ainsi s'évanouit la réalité du bonheur terrestre qui, pour Épicure, est fondé sur l'amitié, forme élémentaire, durable et réciproque de relation. Elle s'évanouit, mais n'est pas évanouie : la Gemeinwesen est l'être-en-commun de l'homme, une dimension qui fait partie de sa nature ; une dimension expérientielle, corporelle, tactile, mentale, empathique. Au fur et à mesure qu'elle se perd, la folie augmente. Perdue entièrement : extinction.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte

5.1.2. La grande communauté organique et cosmique. 

La communauté comprend la nature, l'humanité, la réalité vivante, le cosmos. Il est désormais de plus en plus évident que l'homme lui-même est un agrégat symbiotique, et pas seulement le microbiote : jusqu'au cœur même de ses cellules eucaryotes. Mais il est impossible de tracer des frontières précises dans cette continuité vivante : où finit l'individu et où commence l'environnement ? L'idée même d'individu autonome contredit notre constitution symbiotique. Elle ne connaît pas de séparation entre le sujet et l'environnement, entre l'humain et le non-humain.

   Index   Anthologie Pëtr Kropotkin, Marco Iannucci

5.2. Suppression et remplacement de l'homme. 

L'être humain devient de plus en plus obsolète. La subjectivité est convertie en nœud opérationnel, le corps en interface, l'identité en profil. L'individu devient un résidu fonctionnel, « un appareil désuet de multiplication du capital », destiné à être mis au rebut. Viennent ensuite l'obsolescence déclarée — où des millions de vies sont « devenues inutiles » — et le remplacement programmé, par l'automatisation, l'intelligence artificielle et l'ingénierie génétique. ¶ C'est une désactivation technique, présentée comme une amélioration (comme c'est le cas avec le remplacement progressif des fonctions vitales par des instruments automatisés).

   Index   Anthologie Gustav Janouch, Armand Robin, Amadeo Bordiga, Roberto Pecchioli

5.3. Suppression et remplacement de la nature. 

La nature est dégradée en ressource, l'environnement en objet technique. Elle n'a plus de sens en soi, mais seulement une fonction instrumentale : la réalité vivante est remplacée par des environnements artificiels et minéralisée : réduite à matériau inerte, asphaltée, bétonnée, transformée en carrière à ciel ouvert.

   Index   Anthologie Ludwig Klages

 

Postille. 

N’oublions pas que tout temps est béni, même le nôtre, celui qui nous a été donné de vivre. Ivan Illich (tradition orale)

La mort n’est rien pour nous, car quand nous sommes là, elle n’est pas là, et quand elle est là, nous ne sommes plus là. Épicure (Lettre à Ménécée)

Ainsi, la mort ne vainc jamais: la mort n’est pas un fait de la vie. Et tant qu’il y a souffle, il y a présence et joie. Comme dans tout processus vital, même compromis par la maladie, l’organisme maintient des fonctions vitales fondamentales. La tumeur ne génére pas un cœur tumoral; elle exploite le sain. Elle ne crée pas son propre système circulatoire, elle parasite celui qui existe: elle peut le détruire, non le remplacer. Jusqu’au bout, la vie, si épuisée soit-elle, continue d’être vie. Il en va ainsi du Gemeinwesen, de l’être-en-commun, qui est constitutif de l’être humain: sa substitution complète — possible — marquerait l’extinction de l’espèce. ¶ Jacques Camatte a appelé «Le domaine de la certitude» sa maison et la terre qu’il soignait, où il accueillait famille et amis. La certitude, elle non plus, l’adhésion à l’éternité, ne meurt pas. C’est la sensation de l’avoir perdue qui nous désoriente. ¶ Un diagnostic compatible avec un cancer de stade IV — tout en connaissant la possibilité, très ténue mais réelle, d’un renversement — oblige le diagnostiqueur, s’il doit le communiquer, à replacer l’issue probable dans le cadre de l’issue certaine de toute forme de vie, singulière et collective, y compris la sienne. Et d’indiquer la voie de l’acceptation comme une possibilité réelle et présente de sérénité consciente et active. L’acceptation est à la fois une perte — de toute illusion rédemptive et donc du piège qui nous enserre — et un gain: le rétablissement de l'accès à la naturalité, à la présence tangible et corporelle; et elle est, en elle-même, déjà une ébauche, un commencement et un soutien à la réaction — improbable, car on n’en voit que de faibles indices comme le schisme cognitif et la résistance inattendue durant la pandémie, mais non impossible — espérée de l’espèce.

   Index   Anthologie Ludwig Wittgenstein, Jacques Camatte

 

So wird der Sinn, je mehr er sich selber sucht,

Aus dunkler Haft die Seele geführt zur Welt.

Vollbringe, was du mußt; es ist schon

Immer vollbracht, und du tust nur Antwort.

Konrad Weiss

Ainsi le sens, plus il se cherche lui-même,

tire l’âme de la prison obscure vers le monde.

Accomplis ce que tu dois; c’est déjà

toujours accompli, et tu ne fais que répondre.

Fine

Bambini liberi sul fiume

Index

Préambule.

0. Abstraction.

0.1. Hrönir • Abstraction réelle.

1. Sur le chemin du jour. Faits observés.

1.1. Pauvreté des anciens et richesse des modernes ou vice versa ? Vice versa.

1.2. Evanescence de l'immédiateté et perte de la simplicité.

1.3. Disparition de la créativité.

1.4. Solitude et extase de la promiscuité.

1.5. Anxiété et dépression généralisées.

1.6. Contrôle et surveillance.

1.7. Enfermement.

1.8. Déclin du corps vivant.

1.9. Marchandisation illimitée • They have brought whores for Eleusis (E. Pound).

1.10. Plastification de la langue.

1.11. Perte de jouissance • L'assassinat d'Épicure.

1.12. Métafact : le schisme cognitif.

2. Stade éloigné du processus d'abstraction.

2.1. Human kind ​cannot bear very much reality (T.S. Eliot).

2.1.1. Création d'un monde imaginaire.

2.1.1.1. Représentation • Spectacle.

2.1.2. Refoulement • Escamotage • Détournement.

2.2. Corriger la création • Aspirations à la rédemption terrestre de la « nature marâtre ».

2.2.1. Immortalité.

2.2.1.1. Du conflit vital à l’inimitié • Éradiquer le « mal »..

2.2.2. Idée de puissance • Contrôle total.

2.2.3. Egalité • Suppression des différences.

2.2.4. Honte prométhéenne.

2.3. Anthropomorphose : des idées qui capturent et deviennent opérationnelles.

2.4. Au début du processus : dérive abstraite et modèles alternatifs.

2.4.1. Catastrophe et violence originelle • Une hypothèse.

3. Le processus d'abstraction : composantes liées, mobiles et conflictuelles.

3.1. La religion.

3.2. L'État.

3.2.1. Ville.

3.2.1.1. Mort de la ville.

3.2.2. La mort de l'État.

3.3. Propriété privée.

3.3.1. De la propriété à la location - La mort de la propriété privée.

3.4. La valeur.

3.4.1. Valeur d'usage • Valeur d'échange.

3.4.2. Marchandise.

3.4.3. Aliénation.

3.4.4. Marchandise exclu • Équivalent général.

3.5. Argent.

3.5.1. Prêt • Crédit Dette • Assurance.

3.5.2. Immortalité (recherchée dans l'argent).

3.6. Le capital.

3.6.1. La crématistique.

3.6.2. Plus-value.

3.6.3. Autonomisation • Sujet automate.

3.6.4. La marchandise du capital.

3.6.5. Immortalité (recherchée dans le capital).

3.6.6. Mort du capital.

3.7. Tlön • Le système technique (organisation, technique, science, médecine), c'est-à-dire les forces productives.

3.7.1. Organisation • Bureaucratie.

3.7.2. Mégamachine.

3.7.3. Le temps abstraite.

3.7.4. Les machines.

3.7.5. Science abstraite.

3.7.6. Prothèses et thérapeutiques.

3.7.7. Immortalité (recherchée dans le système technique).

4. Modus operandi du processus.

4.1. Moteur rédemptif.

4.2. Combinatoire.

4.3. Subsomption.

4.3.1 Subsomption toujours plus profonde du travail.

4.3.2. Extension de la subsomption aux loisirs, à la société, au corps.

5. Résultats et buts du processus.

5.1. Suppression et remplacement de la communauté • Communauté matérielle.

5.1.1. Gemeinwesen.

5.1.2. La grande communauté organique et cosmique.

5.2. Suppression et remplacement de l'homme.

5.3. Suppression et remplacement de la nature.

Postille.

Autocommentaire

Le choix initial de rendre organiques, sous la forme d'une théorie explicite, des résultats antérieurs en a imposé — et simultanément suggéré — quatre autres : la généralisation du concept d'abstraction réelle ; l'acceptation théorique du système technique comme composante autonome, au même titre que le capital, au sein d'un processus plus vaste ; l'identification de l'idée de rédemption terrestre comme moteur principal ; la définition des « religions augustiniennes ». ¶ Tout le reste se trouvait déjà, en très grande partie, chez les auteurs cités dans la Préface et surtout chez Jacques Camatte. ¶ Lui revient le concept de maladie de l'espèce (« spéciose ») et de son versant individuel (« ontose ») ; lui revient la reprise vigoureuse du concept demartinien de « présence » — une relecture fertile du Dasein heideggérien — qu'il précise avec le « positionnement » qui en découle ; lui reviennent, enfin, nombre des conclusions de la Postilla, à commencer par la formule « Contre toute attente ».

1) Une théorie explicite.

La MTAP a vu comme sa tâche (Vollbringe, was du mußt; es ist schon / Immer vollbracht, und du tust nur Antwort.) de sélectionner, dans une masse séculaire de réflexions pregnantes sur le devenir humain, une série d'évidences et de propositions théoriques, en les composant en un cadre cohérent. ¶ Ce cadre est informé par la vision du XXème siècle de la science, de la médecine et de l'ingénierie : des disciplines qui tiennent pour acquis d'opérer et de choisir dans un champ de réalité en grande partie obscur — sur la base d'évidences partielles, de données manquantes ou approximatives, de connaissances probabilistes et de règles opérationnelles — construisant des modèles rarement causaux au sens classique. ¶ La forme théorique explicite — et donc bien exposée aux critiques et amendements — est, oui, aussi une invitation à ceux qui réfléchissent sur ces thèmes à en faire autant.

2) L'abstraction réelle.

Elle est étendue d'une caractéristique propre à la monnaie (Sohn-Rethel) à une classe qui comprend la télévision (McLuhan), les routes impériales (Mumford), les smartphones, l'État, jusqu'aux hrönir borgésiens : des objets qui naissent des idées et agissent sur le réel.

3) Le système technique.

La mise en relief de l'autonomie du système technique permet d'intégrer des idées et des lignes de recherche de fait éludées plus qu'incomprises pendant trop longtemps : des intuitions de Tocqueville et de Donoso Cortés aux résultats aboutis de Mumford, de Heidegger, d'Ellul et — sur le versant organisationnel-bureaucratique — de Bruno Rizzi. La théorie tente ainsi d'harmoniser ces apports avec l'idée marxienne de subsomption, tout en redéfinissant son sujet et son champ. ¶ Chez Marx (peut-être pas tout à fait libre de schémas religieux inconscients : un dieu-unique capital et un messie prolétariat) le capital est le seul sujet subsument et subsume tout. Mais ce « tout » — ce qui est subsumé — reste conceptuellement indéterminé au-delà du travail ouvrier. ¶ La MTAP propose plusieurs sujets subsuments, de fait chaque composante du processus subsume des facultés et des activités.

4) La rédemption terrestre.

Voegelin avait lu la modernité comme une renaissance de la gnose antique : l'homme qui veut refaire le monde, transformer l'immanence en salut, construire le paradis sur terre et crée l'enfer totalitaire. Dans son schéma, le christianisme s'oppose à la gnose. Cette lecture d'une part ne tient pas compte de la ligne contemplative et de fuite du monde présente dans la gnose (pas seulement Simone Weil), d'autre part elle ignore le noyau gnostico-rédemptif déjà opérant dans le christianisme paulinien-johannique et surtout chez Augustin. ¶ La MTAP, en redéfinissant cette idée motrice — de la gnose à la rédemption terrestre — obtient des résultats explicatifs supérieurs avec une moindre réduction factuelle.

5) Les religions augustiniennes.

La MTAP identifie comme religions augustiniennes cette famille de christianismes — le catholicisme dans sa pratique dominante (bien que comportant des noyaux anti-abstractions : le thomisme de la natura magistra et de la jouissance naturelle, le franciscanisme, la première Compagnie de Jésus), le luthéranisme, le calvinisme — qui partagent les traits suivants : une nature-création déchue à racheter ; une anthropologie pessimiste (nature humaine corrompue, volonté impuissante) ; le mépris de la naturalité humaine (le corps comme fardeau) ; l'insistance sur la grâce comme pouvoir extérieur qui rachète de l'intérieur. Ainsi que l'élision, plus ou moins profonde, des éléments anti-abstraits du message évangélique : l'ouverture au Simple (« Voyez les lys des champs... »), la critique de l'activisme (« Marthe, Marthe, tu t'inquiètes... ») ; la critique de la valeur (« Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement... ») et de l'accumulation (« Ne vous amassez pas des trésors sur la terre... »), l'accueil scandaleux des enfants (« si vous ne devenez comme... »). Le protestantisme n'est pas une rupture mais une radicalisation : Luther et Calvin éliminent ouvertement les vestiges évangéliques (ce n'est pas un hasard s'ils chassent les enfants des églises) et poussent Augustin dans ses derniers retranchements. ¶ La thèse wébérienne sur le rapport entre l'esprit du capitalisme et l'éthique protestante — le travail comme vocation, l'ascèse mondaine comme instrument de la grâce, l'ordre rationnel comme expression de la foi — saisissait des connexions réelles, mais présentait une difficulté que la définition des religions augustiniennes permet de surmonter : elle impliquait une discontinuité historique artificielle, une « cage de dates » déjà remise en question par les travaux de Sombart et de Fanfani, qui avaient montré comment la rationalité économique, la comptabilité et l'accumulation étaient opérationnelles des siècles avant la Réforme (1517).

Études récentes peut-être corroborantes : le goulot d'étranglement du chromosome Y.

Une recherche génétique récente (présentée à partir de 2015, immédiatement considérée comme pertinente et désormais consolidée dans le milieu spécialisé, bien qu'encore peu connue en dehors) documente, à l'époque néolithique (7 000-5 000 ans avant notre ère), une réduction drastique de la diversité du chromosome Y, tandis que la lignée féminine reste stable. L'interprétation dominante, évidemment non unique, indique une violence intraspécifique à une échelle sans précédent : non pas une catastrophe environnementale, mais des guerres systématiques entre groupes patrilinéaires, des exterminations massives de populations masculines vaincues. Il resterait indéterminé si la violence hypothétisée est une conséquence du processus déjà amorcé ou si la crise qui l'a produite a accéléré le processus lui-même — vraisemblablement, les deux directions opérant en circularité.

En ce qui concerne la réaction non impossible.

Peu intéressés par les exercices de prévoyance, ni par multiplier les hypothèses sur les hypothèses, nous nous limitons ici à constater que la force motrice du processus réside dans des idées que l'homme, de manière hétérogène, intériorise ou combat. Pour indiquer la pure possibilité d'un renversement, Jacques Camatte rappelait un cas connu de disparition instantanée d'un tabou alimentaire. Il est utile de rappeler que l'intériorisation d'un tabou peut être si forte qu'elle peut provoquer la mort chez ceux qui découvrent l'avoir violé inconsciemment : les anthropologues et les physiologistes appellent cela la mort par persuasion et la décrivent comme un effondrement psychosomatique dû à la conviction irréversible d'une condamnation. Le cas mentionné par Camatte était celui de l''Ai Noa à Hawaï, le geste public du roi qui, en 1819, en mangeant publiquement des aliments interdits, a dissous en un jour un système millénaire.

Pistes de recherche intrigantes.

La MTAP évoque l'existence d'intuitions du processus d'abstraction dès ses débuts. Celles encore décelables sont formulées dans le langage de leurs cultures respectives, et identifient, en la personnifiant, non pas la mort ou la maladie, mais précisément cette dynamique comme « mal ». ¶ Le Coran raconte la chute d'Iblīs avec un détail absent de la tradition biblique canonique : lorsque Dieu ordonne de se prosterner devant Adam, Iblīs refuse en déclarant : « Je suis meilleur que lui : Tu m'as créé de feu, alors que Tu l'as créé d'argile » (7:12). Le motif a des antécédents dans la Vie d'Adam et Ève (apocryphe judéo-chrétien, Iᵉʳ siècle) : Samaël/Satan refuse de s'incliner devant « une créature de boue ». ¶ Cette figure, identifiée dans la tradition chrétienne comme le « père du mensonge » et « imposteur », trouve sa contrepartie moderne dans le processus qui substitue systématiquement le réel par des simulacres. Le mécanisme de substitution fut aussi pressenti en littérature. Edgar Allan Poe dans The Man That Was Used Up (1839) : le protagoniste, un général célébré, se révèle être un assemblage de prothèses, dépendant d'un serviteur pour se « reconstruire » chaque matin. Copie illusoire de l'humain, il paraît autonome mais est totalement dépendant. ¶ Impressionnante par sa précision et sa profondeur est la proposition borgésienne de Tlön, Uqbar, Orbis Tertius (1940), un projet conçu « en haine du Christ » — et donc de l'Incarnation — qui vise à construire un univers gnostique alternatif à la création matérielle, constitué d'idées pures libérées de la matière. ¶ Sur un registre plus léger — dans ce cas, l'intuition concerne plutôt les modes de résistance —, il convient également de mentionner les figures taoïstes de Lord Emsworth, qui, en se faisant passer pour plus bête qu'il ne l'est, parvient toujours à profiter de la compagnie boueuse de sa chère truie, échappant ainsi aux manœuvres répétitives de ses sœurs, incarnations domestiques despotiques de l'abstraction ; et du bon soldat Švejk, qui traverse la méga-machine militaire en obéissant avec un zèle si idiot qu'il en devient inutile, survivant et profitant — buvant de la bière, racontant des histoires, remplaçant un lieutenant auprès de sa maîtresse, entre thé et pâtisseries — tandis que l'Empire, qu'il ne détestait même pas, s'effondre. La sagesse de la boue.

Trois Épigraphes.

Le MTAP s'ouvre avec Camatte et Héraclite et se clôt avec Konrad Weiß. Camatte, avec son « adhésion à l'éternité », définit le problème : la fuite de l'humanité hors de la nature vers la sécurité de ses propres abstractions, jusqu'à la création du capital. Héraclite et Weiß, tous deux surnommés l'Obscur, illuminent les deux pôles de cette condition. ¶ Le Fragment 89 d'Héraclite énonce la scission originelle : pour les éveillés (τοῖς ἐγρηγόροσιν) il existe un monde un et commun (ἕνα καὶ κοινὸν κόσμον), tandis que les dormants se tournent chacun vers son monde propre (εἰς ἴδιον ἀποστρέφεσθαι). C'est l'image archétypique de l'abstraction : la perte du κόσμος κοινός, la fermeture perceptuelle qui substitue à la réalité partagée des représentations individuelles. ¶ Weiß, de nombreux siècles plus tard, formule en termes poétiques un possible réveil : So wird der Sinn, je mehr er sich selber sucht, / Aus dunkler Haft die Seele geführt zur Welt. / Vollbringe, was du mußt; es ist schon / Immer vollbracht, und du tust nur Antwort. ¶ La structure du passage semble chiasmatique : deux mouvements inverses et simultanés. Le Sinn (sens), plus il se cherche lui-même, est conduit vers son propre siège, l'intériorité authentique. La Seele (âme), plus elle se cherche elle-même, est conduite vers l'extérieur, zur Welt, vers la lumière, hors de la « captivité obscure ». ¶ La captivité n'est pas l'exil dans le monde matériel, mais l'isolement de celui-ci : l'enfermement dans l'ἴδιος κόσμος des dormants. L'âme conduite au monde est l'âme qui retourne à son lieu naturel, la communauté organique du κόσμος κοινός. ¶ « Accomplis ce que tu dois » n'introduit pas un devoir moral, mais la reconnaissance du mouvement propre du vivant, qui se réalise en adhérant à sa nature. « C'est déjà, de toujours accompli, et tu ne fais que répondre » dissout l'attente rédemptrice : l'action ne transforme pas la réalité, elle la reconnaît. Le présent est entier et suffisant. ¶ Et la réponse, l'Antwort, de Konrad Weiß, l'Épiméthée chrétien, n'est rien d'autre que l'écho occidental du wu-wei de Lao-Tseu : agir sans forcer, répondre à ce qui est plutôt qu'imposer ce qui devrait être.

Groupe Gemeinwesen

Dernière révision  13 novembre 2025

 

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Wehrlos, doch in nichts vernichtet
Inerme, ma in niente annientato
(Der christliche Epimetheus
Konrad Weiß)

 


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