Groupe Gemeinwesen
Stefano Borselli • Giacomo Di Meo • Stefano Isola • Alberto Lofoco
Théorie minimale du processus d’abstraction
Version préliminaire
0.9.7 (9 septembre 2025)
« Certitude: Adhérence à l’éternité »
Jacques Camatte (Glossaire).
In memoriam.
Préambule
Ce texte est une présentation nécessairement incomplète – dite minimale car elle évite les explications arbitraires de mécanismes et de situations inconnus – d'un processus qui nous traverse depuis des millénaires, et de concepts déjà formulés, certains très anciens, signe que le processus a été intuitivement compris dès le début. Nous voulons ici donner forme, cohérence et langage explicite à ce qui a été vu et dit par des hommes qui ont souvent consacré toute leur vie à cette réflexion : certaines de leurs formulations ont été simplement incorporées, en reconnaissance de leur précision. Quelques noms peuvent être cités : Lao Tze et Épicure, maîtres anciens ; et parmi les modernes, Karl Marx, Lewis Mumford, Martin Heidegger, Alfred Sohn-Rethel, Guy Debord, Ivan Illich, Jerry Mander, Jean Baudrillard, Jacques Camatte. Certains des modernes ont également œuvré, dans leurs écrits, en faveur du processus qu'ils prétendaient combattre, mais dans le cadre théorique, ce sont les concepts qui comptent, rien d'autre, et c'est pourquoi ils sont énumérés ici. D'autres ne le sont pas, bien qu'ils aient écrit des mots décisifs ; c'est-à-dire qu'ils ne se sont pas exprimés dans des livres, mais dans des gestes, des formes, des modes de vie.
Il s'agit d'un diagnostic, pas d'un système : il suit avec ses propres critères le fil généalogique de l'abstraction, qui traverse la religion, l'État, le capital, la technique. Certains concepts apparaissent avant d'être clarifiés et doivent être suivis dans leur développement. La note finale ne console pas, mais, reconnaissant la gravité du diagnostic lui-même, elle indique la voie — toujours présente — de l'acceptation active.
Anthologie
0. Abstraction
Par abstraction, on n’entend pas ici le simple acte mental qui consiste à séparer un ou plusieurs éléments de la réalité, à les mettre en relief, afin d’en faire une analyse détaillée sans perdre la totalité de notre présence ni la création nécessaire de concepts ; mais bien la soustraction de l’expérience humaine à la réalité sensible et relationnelle, pour la transformer en quelque chose de séparé, répétable, combinable, implémentable et gérable comme un objet technique. L’abstraction dont il est question est celle qui réduit un aspect de la réalité à pur concept ; qui remplace la réalité vécue par des représentations et des simulacres ; qui transforme la cruche en simple contenant, et l’homme en fantôme, réceptacle d’un temps linéaire et mécanique ; qui coupe les connexions sensorielles, affectives et territoriales ; qui élude la jouissance de la présence en la transférant dans des espoirs toujours futurs (la rédemption, les lendemains qui chantent). ¶ Mais l’abstraction n’est pas seulement évanescence : elle produit de la réalité concrète. L’argent, l’État, les médias sont des abstractions incarnées ; ils agissent sur l’imaginaire et sur les corps, en imposant leur propre ordre.
Anthologie Ludwig Feuerbach, Max Stirner, Karl Marx, Jacques Camatte, Jerry Mander, Ivan Illich, Gianni Collu
1. Sur le chemin du jour. Faits observés
En avançant à la lumière du jour, dans la seule évidence du commun, apparaît un présent qui contredit le récit dominant : de la misère des modernes à la perte de créativité, de l’anxiété généralisée à l’enfermement croissant. Des symptômes parlants qu’une majorité ne peut ou ne veut entendre. ¶ De la nuit, de l’inconnaissable, nous ne parlons pas ici, afin de ne pas donner corps aux ombres.
Anthologie
1.1. Pauvreté des anciens et richesse des modernes ou vice versa ? Vice versa
Le discours actuel reste celui, contrefactuel, de l'histoire : la pauvreté serait archaïque, et la richesse moderne. Les résultats anthropologiques des cinquante dernières années montrent le contraire. Les sociétés anciennes et primitives — toutes différentes les unes des autres et aucune paradisiaque : l'absence de conflits, de pouvoir et de violence n'est qu'une caricature idéologique du bon sauvage — qualifiées de « pauvres », manifestaient une économie d'abondance : temps libre, relations non marchandes, confiance dans la reproduction spontanée de la vie, intense capacité inventive. Dans les sociétés modernes, l'opulence supposée est une forme extrême de misère : relationnelle, de sens et de jouissance, fondée sur la pénurie programmée, la concurrence systémique, la productivité compulsive et l'impossibilité de s'arrêter.
Anthologie Henry David Thoreau, Marshall Sahlins, Jean Baudrillard, Guy Debord, Juliet B. Schor , Jaime Semprun, David Graeber & David Wengrow
1.2. Evanescence de l'immédiateté et perte de la simplicité
L’immédiateté — contact direct avec les autres et avec la réalité sensible — et le Simple — forme élémentaire de l’expérience — s’affaiblissent de plus en plus. Les formes d’existence autrefois gratuites et pleines de sens — grandir, apprendre, lutter, se nourrir, engendrer — sont disloquées, médiatisées, réinterprétées selon des logiques technico-productives. Le processus ne simplifie pas : il réduit. Le Simple n’est pas ce qui est petit, mais ce qui se donne dans sa plénitude immédiate : la lumière sur un mur, la naissance et la mort. Quand les sens se ferment — par distraction ou saturation — le Simple paraît uniforme. L’uniforme ennuie. Qui tombe dans l’ennui ne rencontre que monotonie. Ainsi le Simple s’efface, et avec lui sa force tranquille.
Anthologie François-René Chateaubriand, Martin Heidegger, Jean Baudrillard, Ivan Illich, Jacques Camatte
1.3. Disparition de la créativité
Pilier de l'expressivité humaine, la capacité à créer, avec les mains et la langue, s'atrophie progressivement. Depuis toujours, les hommes et les femmes ont vécu dans la création quotidienne, de gestes, de mots, d'objets qui donnaient un sens à leur existence car ils découlaient d'une relation immédiate, pratique et émotionnelle avec l'environnement qui les entourait et répondaient aux besoins vitaux de tous les jours. Cueillir des baies et fabriquer un panier plus grand que ses mains, pouvoir les transporter ailleurs, puis les écraser et les manger, des gestes simples qui donnaient un sens et une plénitude à la journée. Avec la division du travail, on commence à déléguer des parties entières de l'existence à certains membres de la communauté qui se spécialisent dans un domaine, se fermant inévitablement à d'autres. Avec l'avènement des machines, la spoliation de la créativité atteint son apogée, et avec la machine définitive, qui soutient l'intelligence artificielle, même la capacité de créer le langage et la pensée est sur le point de disparaître. ¶ Pendant des millénaires, le chant et la danse ont accompagné la vie des hommes et des femmes. Il ne s'agissait pas de compétences, mais de formes de présence. On chantait et on dansait partout : en groupe ou seul, jeune ou vieux, dans les gestes quotidiens ou les rites de passage — naissances, décès, mariages, fêtes —. Il s'agissait de pratiques partagées et continues, qui unissaient travail, alimentation, deuil, célébration. Le chant individuel était l'expression d'une joie manifeste. La danse, même esquissée, signalait la vitalité du corps. Aujourd'hui, ces pratiques ont disparu de la vie réelle. Elles survivent, défigurées, dans l'industrie du spectacle et du divertissement, parmi tant d'autres déjà absorbées — ou destinées à l'être — par la logique combinatoire.
Anthologie
1.4. Solitude et extase de la promiscuité
Dans le monde contemporain, on assiste à une forme nouvelle et paradoxale de solitude : une solitude immergée dans la foule, nourrie par une proximité permanente. Les villes, les transports, les espaces publics sont remplis de corps qui ne se touchent pas, d'yeux qui ne se regardent pas, de voix qui ne s'écoutent pas. Dans les gestes quotidiens — manger, marcher, attendre — se multiplie une solitude qui n'est pas un isolement, mais une absence réciproque en présence réelle, une proximité sans lien. La promiscuité en tant que simple agrégation physique, la foule, ne produit pas de relation, mais une saturation : une sorte d'extase magnétique sans exutoire, qui intensifie la solitude au lieu de l'atténuer.
Anthologie Edgar Allan Poe, Jean Baudrillard
1.5. Anxiété et dépression généralisées
L’anxiété et la dépression cessent d’être des états exceptionnels pour devenir des polarités cycliques de l’existence ordinaire dans la société de la performance. L’homme, devenu entreprise de lui-même, contraint de maximiser sa survie en tant que capital humain, nourrit son anxiété par l’obligation de se valoriser en permanence : chaque aspect de la vie est soumis à des logiques de marché qui exigent d’apparaître désirable, efficace, compétitif. La valeur personnelle est mesurée en temps réel par les succès obtenus, les images et les récits de soi, générant une tension chronique. La dépression s’installe comme effet de la dévalorisation : l’invisibilité et l’échec dans la compétition précipitent l’individu dans un effondrement subjectif, où faillite psychique et symbolique coïncident. L’expansion irrésistible des psychotropes et le recours au suicide, dès la préadolescence, en sont la preuve irréfutable.
Anthologie Giorgio Cesarano & Gianni Collu
1.6. Contrôle et surveillance
Le contrôle n’est plus externe et ponctuel, mais continu : il envahit chaque instant et pénètre chaque aspect de la vie quotidienne. Chaque geste, parole ou mouvement peut être tracé, mesuré, enregistré. La surveillance n’est plus l’exception, mais une pratique répandue, intégrée dans les technologies courantes. ¶ Dans l’enfance et l’adolescence, l’intervention constante sur chaque geste, parole ou conflit — même minime, verbal ou seulement gestuel — empêche l’expérience directe des relations, l’épreuve des limites, l’apprentissage de la gestion de ses propres forces et fragilités. Ainsi devient-il impossible de construire un soi capable de s’orienter dans le réel et de participer activement à la communauté.
Anthologie Alexis de Tocqueville, Juan Donoso Cortés
1.7. Enfermement
L'existence se déroule dans des espaces de plus en plus isolés et surveillés. La condition des Hikikomori n'est pas une pathologie marginale : elle apparaît comme un destin. De plus en plus de personnes vivent des jours et des jours, des vies entières, dans des environnements clos. Pourtant, il y a encore quelques décennies, la condition de la majorité de l'humanité n'était pas urbaine : elle vivait en plein air, au contact de la terre, au milieu des bruits et des odeurs partagés, dans la Penía aristophanesque, cette pauvreté vivante et partagée qui nourrit la jouissance de la présence. Les arbres sont proches, les animaux sauvages aussi, qui pénètrent sans cesse dans l'espace de vie et de travail. ¶ Mais la vie urbaine, c'est aussi autre chose : quelle différence entre une basso napolitaine, avec la porte ouverte sur la rue - des fenêtres de laquelle Liszt pouvait encore entendre les notes de Fenesta vascia - et un appartement au seizième étage, auquel on ne peut accéder que par l'ascenseur. ¶ L'enfermement des enfants et des jeunes, autrefois le malheur de quelques-uns (malades ou riches) et aujourd'hui la majorité, est alors le fondement du schisme cognitif, dont nous parlerons plus loin. Combien de vie manquait-il à l'enfance de Giacomo Leopardi qui, dans un jardin de roses, ne voit ni parfums, ni couleurs, ni grouillement de créatures ailées et rampantes, mais seulement le pourrissement et la mort ? Ou celle de Charles Baudelaire, qui préférait l'odeur artificielle du benjoin à l'odeur simple des roses et des violettes ? Quelle perception hystérique a empêché le petit Eugenio Montale d'apercevoir cette « splendeur à peine visible qui s'étend sur toutes choses » qui illuminait Martin Heidegger enfant lorsque ses bateaux d'écorce naviguaient dans la fontaine de l'école ? La même splendeur qui enveloppait Vincenzo Bugliani, enfant, dans les courses des petits bateaux de courgettes dans la petite gora de Monte di Pasta, qui lui semblait être le « Paradis sur terre ». Montale dut les observer de loin, comme Leopardi, en reclus, et ces esquifs qui, pour le petit Martin, « arrivaient encore facilement à destination », il les vit seulement faire naufrage « dans les tourbillons de l'eau savonneuse ». Leopardi - et comme lui d'autres poètes, pas tous - ne saisit pas la réalité « plus profondément » : il la voit moins. Il ressort du cas des « garçons sauvages » que si l'apprentissage des langues est absent pendant une période critique, il ne se rétablit que difficilement. Ainsi, ceux qui, dans leur enfance, ne bénéficient pas d'une communication immédiate avec le simple - les jeux spontanés, les aventures incontrôlées, les querelles et les réconciliations qui leur apprennent à sentir et à mesurer les autres et le monde - ont peu de chances d'en retrouver la plénitude plus tard. L'occasion manquée laisse une empreinte : la perception reste amputée, et des imaginaires puissants mais éclatés se greffent sur cette blessure. Ces poètes comprenaient moins les choses les plus simples et les plus belles, mais ils avaient le génie de construire une réalité déformée qui donne encore corps aux incertitudes profondes de chacun. C'est précisément pour cette raison que leur vision entretient le mythe puissant du besoin de rédemption. Ainsi, le varco montalien devient une attente salvatrice, et la nature maternelle de Leopardi un ennemi à combattre. C'est cette promesse de rédemption, composante constitutive du processus d'abstraction, qui façonne l'imaginaire moderne : la réalité ne suffit pas, il faut la combattre, la dépasser, la vaincre. L'enfermement n'est donc pas seulement physique, mais une condition de l'âme qui, éduquée à ne pas se fier à ce qui est, à ce qui est montré, à ce qui est touché, ne sait plus marcher sur le chemin du jour et, devenant l'un des dormeurs d'Héraclite, s'enveloppe dans un monde privé.
Anthologie
1.8. Déclin du corps vivant
Il est désormais manifeste que le processus de civilisation, surtout occidental, a produit la décadence des capacités corporelles. ¶ Effondrement postural : des épaules droites à la cyphose universelle ; atrophie musculaire : de la tonicité spontanée à la flaccidité ; la force n’est plus nécessaire, on rêve de l’exosquelette ; rigidité de l’expression faciale : de la mobilité expressive au visage-écran, le sourire éteint ; perte de la grâce motrice : des mouvements fluides à la gestuelle mécanique ; dérégulation métabolique : le corps, jadis conforme à la rareté, cède dans l’abondance artificielle, oscillant entre carence et excès ; perte d’équilibre et de proprioception : du funambule naturel au corps qui trébuche sur le trottoir uniforme ; réduction du souffle : du diaphragme plein qui accompagnait activité physique, parole, chant, au souffle court et thoracique, compagnon de l’anxiété et de l’immobilité. ¶ Le corps devient un résidu fonctionnel, adapté au siège et à l’écran, soutenu par médicaments et prothèses. Sa dégénérescence est déjà marchandise — régimes, fitness, chirurgies, compléments, respirateurs — dans un marché sans limites. La santé est le cœur du récit du système, la charité sa forme la plus séduisante : l’industrie du corps malade se présentant comme don.
Anthologie
1.9. Marchandisation illimitée • They have brought whores for Eleusis (E. Pound)
Chaque aspect de l'expérience humaine — émotions, relations, souvenirs, identité — peut être isolé, évalué, transformé en marchandise. Même ce qui était autrefois non commercialisable — la poésie et les histoires, les mots, les variétés végétales et animales — a aujourd'hui un prix. Les sentiments deviennent des contenus ; les histoires personnelles, des produits à vendre ; la souffrance, une occasion médiatique. ¶ Même le corps est désagrégé et recomposé : on vend des organes, des ovocytes, des utérus ; on loue la capacité de procréer, on achète l'identité, on paie pour faire une apparition à un dîner. Plus rien n'est indisponible, plus rien n'est sacré. ¶ L'être humain n'est pas seulement exposé au marché : il est devenu une marchandise — offerte, exposée, monétisée, mise à jour.
Anthologie Karl Marx, Chuck Palahniuk
1.10. Plastification de la langue
La perte du rapport avec les phénomènes et avec le monde de la vie se traduit par la plastification de la langue, où les mots de plastique, purement connotatifs et dépourvus de pouvoir définitoire (par ex. sexualité, développement, communication, information, ressources, partenaires, services, gouvernance, durabilité, résilience, inclusion, compétence, excellence), sont les têtes de pont du Système technique dans le langage commun, qui en résulte colonisé et désarticulé dans sa richesse et sa plasticité sémantique. Ce phénomène s'inscrit dans une tendance ancienne, déjà perceptible dans la perte d'immédiateté des langues civilisationnelles les plus anciennes par rapport à la densité performative et rituelle des cultures orales. Parallèlement à l'appauvrissement sémantique, les langues ont connu une dégradation morphologique : la disparition progressive des cas, du duel, des flexions verbales subtiles, remplacées par des prépositions et des constructions auxiliaires, a rendu les mots plus rigides et moins capables de moduler les nuances. Ainsi, ce qui autrefois se pliait et se modelait en variations infinies se réduit aujourd'hui à des séquences standardisées, plus transparentes mais aussi plus pauvres. La plastification contemporaine ne fait qu'accélérer cette trajectoire, naturalisant toute historicité pour la rendre immune à toute critique, et elle est consubstantielle à la conversion du monde de la vie en laboratoire, avec toutes les conséquences que cela entraîne en termes de perte d'immédiateté et de créativité.
Anthologie
1.11. Perte de jouissance • L'assassinat d'Épicure
Surtout en Occident, la perte de la jouissance se lit déjà sur le visage des passants : cette plénitude de la relation avec le vivant, le cosmos, les autres et soi-même. Jouir signifie intégrer la spontanéité de l'être, en accueillant à la fois le prévisible et l'imprévisible, en tissant ensemble expérience sensible, liberté et continuité. ¶ Cette continuité, qui requiert attention et présence, est perturbée, interrompue et détournée par le bruit envahissant des médias et des dispositifs, déviée par les anxiétés performatives et représentationnelles, supprimée par la dépression généralisée. Ainsi, l'expérience se détache du corps, la relation se réduit à une image, le plaisir se plie à l'efficience, la joie au divertissement, tandis que la spontanéité nécessaire est anéantie par le contrôle : la jouissance est absente.
Anthologie Jacques Camatte
1.12. Métafact : le schisme cognitif
Face aux faits exposés, on constate un fossé. Une minorité – même dans le monde « intellectuel » – les voit, bien qu'elle soit souvent tentée de les éluder. Une majorité croissante, aveugle, n'en perçoit pas la signification. La disproportion est vérifiable : il suffit d'un échantillon de conversations quotidiennes pour la constater. Ce n'est pas un fait parmi d'autres, mais la manière même dont les faits sont perçus ou effacés : un métafait.
Anthologie Clint Eastwood
2. Stade éloigné du processus d'abstraction
Anamnèse : déroulement lointain du processus et ses premières traces. L'abstraction n'apparaît pas soudainement dans l'histoire humaine : elle a des racines lointaines, une genèse préhistorique. Dès les premières formes d'humanisation, lorsque les capacités symboliques se développent et que le langage se consolide, une tentative s'amorce lentement pour échapper au rythme chaotique de la nature et le remplacer par des structures artificielles de temps et d'espace. À ce stade embryonnaire, le symbole — et avec lui le langage, le geste technique, l'habitat — n'est pas encore dissocié du corps ou de la réalité, mais commence à fonctionner comme un instrument de domination symbolique. Le temps n'est plus vécu comme un flux organique (saisons, grossesses, lunes), mais comme isomorphe et réductible à une séquence codifiée : calendrier, heure, mesure. Il en va de même pour l'espace, qui, de parcours expérimenté, devient lui aussi homogène, isomorphe, grille ordonnée, d'abord dans le village, puis dans la ville. La domestication de la nature se fait donc d'abord sur le plan symbolique, anticipant toute infrastructure ou machine. Il en résulte une forme naissante de régularisation de l'existence : une grille spatio-temporelle qui prépare le terrain pour la véritable activation du processus. Celle-ci peut se situer au début du néolithique, peut-être déclenchée par une menace réelle d'extinction, qui a catalysé des dispositions humaines déjà présentes.
Anthologie André Leroi-Gourhan
2.1. Human kind cannot bear very much reality (T.S. Eliot)
Le refus de la réalité, comprise comme un excès, comme une expérience trop intense, incontrôlable, semble très ancien. La réalité se présente comme une urgence, une pression insupportable que l'être humain cherche à nier, à éloigner ou à neutraliser.
Anthologie T.S. Eliot
2.1.1. Création d'un monde imaginaire
L'incapacité à supporter la réalité génère des mondes imaginaires, privés ou collectifs, qui remplacent ou déforment l'expérience partagée. L'esprit, en s'éloignant du commun et du sensible, construit des fragments de réalité autonome, incohérents ou partiels, autosuffisants par rapport au monde vécu.
Anthologie Hērákleitos
2.1.1.1. Représentation • Spectacle
Le contenu séparé de l'expérience s'extériorise sous forme de récit mythique ou reconstructif, de rituel, de spectacle. À l'origine, les représentations concernent principalement le sacré, les divinités, les figures de l'imaginaire ; avec le temps, elles deviennent également la mémoire historique et l'autoreprésentation d'un peuple — guerres, généalogies, exploits. Avec la formation de l'individu moderne, la représentation s'est déplacée vers l'expérience personnelle, jusqu'aux formes contemporaines où l'exposition de soi, quotidienne et privée, devient spectacle — réalité, médias sociaux — et tout ce qui était directement vécu est éloigné dans une représentation.
Anthologie André Leroi-Gourhan, Guy Debord
2.1.2. Refoulement • Escamotage • Détournement
Le refus de la réalité se réalise à travers des opérations psychologiques profondes, continues et universelles. ¶ Le refoulement est la première d'entre elles. Il ne se contente pas d'occulter un contenu, mais en empêche l'émergence : il efface la trace avant même qu'elle ne devienne pensée. La douleur, la lacération, la perte — ce qui ne peut être soutenu ni nommé — est exclu de la conscience, formant et nourrissant un dépôt qui a été appelé inconscient. ¶ L'escamotage n'efface pas, mais soustrait au regard, tout en restant présent à tous. Ce qui est insupportable ou dérangeant est éludé, mis de côté, laissé en marge. ¶ Le détournement ne refoule pas, mais dévie. Le flux du discours ou de la conscience est imperceptiblement déplacé, éloigné de ce qui est désagréable, par des techniques subtiles de dislocation. ¶ Ces trois opérations naissent comme mécanismes de défense psychique, mais se transforment en instruments opératoires de domestication.
Anthologie Jacques Camatte
2.2. Corriger la création - Aspirer à la rédemption de la « nature marâtre »
L’incapacité de supporter la réalité comme excès insupportable engendre, dès des temps très reculés, l’attente d’un changement. Celle-ci accompagne la naissance de l’agriculture, de l’État, de l’écriture et se développe dans le temps comme idée de détachement de la nature et de construction d’une Terre refaite, libérée de toute limite : de la quête d’immortalité de Gilgamesh (déjà dénoncée comme folie par le poème qui la raconte, XIXe siècle av. J.-C.) à l’idée du Royaume millénaire. Transformer n’est pas en soi un acte d’abstraction : tout vivant transforme et l’élan humain à transformer est également naturel. Différente est l’idée qu’un détachement radical de la nature soit nécessaire — jusqu’au rêve d’immortalité terrestre. Cette idée, que nous appellerons rédemptrice au sens ici précisé, surgit comme aspiration universellement rêvée et contestée, et se renforce historiquement jusqu’à se souder en Occident avec le complexe religion–État. Cette idée rédemptrice, à ne pas confondre avec celle d’un monde ultraterrestre, qui paraît étrangère aux religiosités archaïques, orientales, islamiques et au christianisme orthodoxe, semble avoir une histoire vérifiable juive et augustinienne, toute occidentale. Précisons : l’idée d’immortalité ultraterrestre reste dans le domaine de l’inconnaissable (elle peut être vraie ou fausse, mais ne contredit pas l’expérience), tandis que celle d’immortalité terrestre s’oppose radicalement à la vie. ¶ La force de l’idée rédemptrice, prise comme référence normative, se transmet à d’autres idées abstraites — Droits universels, Free trade, Démocratie, Socialisme, Hiérarchie, Égalité, Propriété, Paix perpétuelle et Bentham — qui se présentent comme de grands progrès, ses passages et concrétisations, permettant ainsi de condamner toute situation sociale donnée en tant que donnée, sans jamais devoir prouver que la nouveauté proposée sera réellement meilleure et produisant généralement des conséquences contraires à celles attendues : l’hétérogenèse des fins. Cette aspiration est donc l’un des moteurs constitutifs du processus d’abstraction : sans la promesse de rédemption, il n’aurait pas sa force militante et visionnaire d’avancée et de reproduction. Toutes les aspirations rédemptrices ont en outre pour effet de transformer le temps en pure attente — du Messie, du Maître secret des alchimistes, du prolétariat, de l’insurrection, de la puce.
Anthologie pseudo Alighieri, pseudo Goethe
2.2.1. Immortalité
Au cœur de l’idée rédemptrice se niche l’espérance, l’attente, d’une possible immortalité terrestre. Il ne s’agit pas seulement de nier la finitude, mais d’en projeter le dépassement : se sauver de la corruption, survivre au temps en le prolongeant à l’infini ; telle est la promesse souterraine de tout pouvoir salvateur. Du désir de Gilgamesh à la conception de la mort comme salaire du péché, des attentes messianiques et mystiques jusqu’au mythe technologique du transhumanisme contemporain, revient toujours la même espérance hostile à la vie. Oui, cette espérance, cette idée, est une folie très ancienne et profonde : le désir d’immortalité, la promesse d’aucune larme ni frustration, est incompatible avec la vie, avec la réalité donnée, à laquelle elle préfère le néant. L’homme a tenté de la contenir, mais il semble n’y être pas parvenu.
Anthologie Jonathan Swift, A.E. van Vogt, Ivan Illich
2.2.1.1. Du conflit vital à l’inimitié • Éradiquer le « mal ».
La rédemption engendre l'ennemi : ce qui est la cause de la chute, du mal, de l'imperfection — ou même simplement ce qui fait obstacle au salut — doit être annulé ou neutralisé, qu'il s'agisse d'une plante, d'un animal, d'un homme ou d'un peuple. La relation avec l'autre ne repose plus sur la relation, la coopération et le conflit vécus comme des formes vitales, mais sur un ordre abstrait qui exige un monde purgé de toute négativité, dans lequel même le conflit naturel est exclu en tant que forme vivante de la relation. ¶ Le conflit vital, même violent — entre prédateur et proie, entre groupes pour le territoire, entre individus et groupes humains pour les ressources ou la volonté de domination — répond à des situations concrètes et s'épuise dans la réalisation ou l'échec de l'objectif. L'inimitié rédemptrice ontologise au contraire l'adversaire : non plus ce loup qui menace le troupeau, mais « le prédateur à éradiquer » ; non plus ce groupe qui entre en compétition pour les mêmes ressources ou domine, mais « le peuple, la religion, la classe ennemie à éliminer ». Le passage va de l'intelligence pratique — qui évalue les situations, calcule les opportunités, agit selon la nécessité — à l'idéal abstrait qui transforme chaque conflit particulier en croisade ontologique.
Cette dimension rédemptrice, qui cultive l'inimitié, est à la base de la restauration scientifique moderne, qui s'appuie sur un conflit implicite et jamais réalisé entre des lectures opposées de l'idée de découverte : une lecture cognitive, liée d'une part à la créativité exubérante et variée encore contenue dans le polytechnique médiéval, et d'autre part aux idées et à l'épistémologie particulière héritées de la culture grecque, dans laquelle ce sont les hypothèses scientifiques qui guident la découverte à travers la construction de modèles théoriques des phénomènes réels, donc une lecture centrée précisément sur l'étude non pas de la nature en soi, mais plutôt de la relation entre l'homme et la nature ; l'autre préscientifique, avec des racines obscures et ramifiées dans les ruines des empires antiques, centrée plutôt sur la découverte comme conquête, un terme militaire archaïque qui renvoie à l'intrusion de la volonté du découvreur dans l'être de l'entité découverte, détruisant la nature de cette dernière.
Anthologie Jacques Camatte
2.2.2. Idée de puissance • Contrôle total
Peut-être en raison d'une crise pré-néolithique (traumatisme de l'espèce, mais cette origine reste conjecturale : une hypothèse rétrospective pour interpréter la fracture initiale), l'humanité a choisi de construire un monde séparé de la nature : non plus un environnement à habiter, mais une réalité à réguler. C'est ainsi que sont nés les instruments de contrôle symbolique : division, mesure, surveillance. Un nouveau pouvoir central émerge comme une prothèse contre l'instabilité de la vie : s'offrant comme une protection contre l'incertitude, il est intériorisé non seulement comme une nécessité, mais comme la constitution même d'une identité séparée . Chaque forme de gouvernement successive porte l'empreinte de ce choix ancestral : la recherche anxieuse d'une sécurité absolue inaccessible comme réponse à la peur.
Anthologie Ludwig von Bertalanffy, Cornelius Castoriadis
2.2.3. Egalité • Suppression des différences
Le renforcement de la prise du mouvement de la valeur — équivalent général, monnaie — induit la naissance de l’idée d’égalité abstraite entre les hommes, entendue comme la négation a priori des différences qualitatives. Tout de l’homme doit également pouvoir être mesuré. La relation directe, fondée sur la concrétude et donc sur l’hétérogénéité, devient suspecte. Ainsi sont posées les bases de la révocation des facultés individuelles et communautaires au profit d’une institution supérieure, unique régulatrice de l’action, qui remplace la relation par une équivalence absolue, hypothétique mais fictive. L’égalité coïncide ainsi avec la subordination égale de tous à l’institution. De cette manière, la responsabilité individuelle n’agit plus dans les relations avec les autres humains et avec l’organisme vivant, mais existe seulement envers l’État : le lien de proximité est brisé au profit d’une condition d’éloignement où domine l’indifférence. ¶ Le couple polaire de concepts égalité–différence, dans le développement cognitif et affectif influencé par le mouvement de la valeur, subit le même sort que beaucoup d’autres : paix–guerre, masculin–féminin, individualité-communauté, indifférence opérative–rôles et division du travail, ordre–chaos. Les deux termes sont dissociés (à l’opposé du symbolisme yin–yang), hypostasiés et moralisés comme bien et mal, en ignorant la nécessité et la présence naturelle — dans leurs limites structurelles, temporelles, quantitatives, circonstancielles — des réalités qu’ils cherchent à décrire. C’est un glissement cognitif aux fortes conséquences émotionnelles, qui entraîne la dénigration systématique de toute chose en tant qu’existante : il devient modus operandi. Toute différence perçue se transforme en injustice à éliminer ; tout agencement culturel qui assume et gère les polarités devient destructible, à merci. Un facteur propulsif du processus d’abstraction.
Anthologie Aristophánēs, Karl Marx
2.2.4. Honte prométhéenne
La honte prométhéenne naît de la comparaison entre l’imperfection humaine et la supposée perfection des créations techniques. L’homme a honte de sa contingence biologique face à la projectualité des machines : honte de la tache d’être né plutôt que construit.
Anthologie Günther Anders, Jean Baudrillard, Jacques Camatte
2.3. Anthropomorphose : des idées qui capturent et deviennent opérationnelles
Certaines idées abstraites — divinité, État, propriété foncière, travail, capital, rédemption — acquièrent d’abord une forme humaine à travers des représentations symboliques : peintures, sculptures, allégories linguistiques qui leur donnent visage, nom et corps. Elles finissent ensuite par s’emparer des êtres humains réels, qui cessent d’exister comme sujets autonomes et deviennent comme possédés, incarnations vivantes de l’idée : le propriétaire terrien qui se ruine à vouloir conserver la terre héritée ; l’entrepreneur qui ne vit que pour l’entreprise ; le missionnaire et le militant qui se transforment en machines de l’idée de rédemption ; le rêveur qui devient l’instrument d’un idéal de Hiérarchie primordiale ; le banquier qui fait de son activité financière un mandat de transformation salvifique du monde.
Anthologie Karl Marx, Fëdor Dostoevskij, Jacques Camatte
2.4. Au début du processus : dérive abstraite et modèles alternatifs
Le choix néolithique n'était ni inévitable ni universel. Pendant des millénaires,
les deux options ont coexisté : des sociétés sédentaires qui s'engageaient dans la
dérive abstraite côtoyaient des peuples qui conservaient des modes de vie organiques.
Ces derniers, progressivement éliminés par des génocides systématiques, survivent
aujourd'hui en nombre de plus en plus restreint. Les données suivantes documentent
cela presque à l'origine de la bifurcation.
Instruments de contrôle
• Calendriers agricoles rigoureusement codifiés (tablettes sumériennes, Uruk III,
3000 avant J.-C.).¶ $• Géométrisation de l'espace urbain (grilles orthogonales à Mohenjo-Daro,
2500 av. J.-C.).
• Murs défensifs ayant une fonction de séparation (Jéricho, 9000 av. J.-C. ; épaisseur
3 m, hauteur 5 m).¶ $• Taxonomies des espèces « utiles-nuisibles » (papyrus égyptien
de Memphis, 2400 av. J.-C. : 37 animaux nuisibles répertoriés).¶ $• Accumulation de
surplus (greniers de Çatalhöyük, 6000 av. J.-C. : capacité de 12 tonnes contre un
besoin annuel de 1,2 tonne).
¶Modèles alternatifs
• Absence de mesure du temps (peuples San du Kalahari : activités régies par la lumière/les
saisons, et non par des horaires).
• Campements circulaires sans géométrie prédéterminée (ethnographie des Bushmen !
Kung).
• Perméabilité environnementale (Pygmées Baka : espaces de vie sans barrières physiques
ou conceptuelles).
• Relations non antagonistes avec le non-humain (Warlpiri : la Terre comme sujet relationnel
; Nayaka : les animaux comme « personnes »).
• Économies de subsistance non compétitives (Hadza : distribution immédiate sans accumulation
; Batek : refus du stockage).
Faits documentés
• Hyper-complexité et effondrement (Çatalhöyük, 6000 av. J.-C. : densité de 10 000
habitants/km² vs épidémies osseuses documentées)
• Échec écologique (villes harappéennes, 1900 av. J.-C. : couches de salinisation
à Mohenjo-Daro) .
• Adaptabilité en période de crise (peuples Aché pendant l'effondrement de l'empire
inca : adaptation forestière vs structures monumentales).
• Maintien des rituels (Hopi vs. Chaco Canyon : cérémonies de la pluie flexibles vs
irrigation rigide).
Anthologie André Leroi-Gourhan
3. Le processus d'abstraction : composantes liées, mobiles et conflictuelles.
Le processus n’est ni linéaire ni monocentrique : il naît de centres et de composantes d’irradiation différents et autonomes, qui se propagent sous des formes parfois fortement conflictuelles. L’histoire enregistre des interruptions, des blocages partiels, des reculs — comme après la chute de l’Empire romain — mais aussi des résistances et des tentatives délibérées, pas seulement venues d’en bas, de retard ou d’arrêt (comme la Chine qui bloqua l’usage militaire de la poudre à canon), qui permirent la reprise de la Gemeinwesen et des processus vitaux. Cela empêche des lectures purement linéaires. ¶ Une analyse généalogique peut révéler des continuités de longue durée sans impliquer de nécessité : identifier une origine ne signifie pas toujours prévoir un résultat. En médecine, il est d’usage de chercher, et de trouver rétrospectivement, des signes précoces et lointains d’une maladie — comme le cancer ou Alzheimer — non par postulat déterministe selon lequel toute pathologie serait destinée à se développer, mais parce que le système immunitaire, le mode de vie et l’intervention thérapeutique peuvent les ralentir, les bloquer ou les éliminer. Il en va de même pour le processus d’abstraction : en décrire la trajectoire n’équivaut pas à en décréter l’inéluctabilité.
Anthologie Ludwig Wittgenstein, Jacques Camatte
3.1. La religion
Union d’une vision du monde et de pratiques rituelles, la religion est historiquement liée à l’État, avec lequel elle naît à travers un double mouvement anthropomorphique. Elle repose sur la promesse de restaurer une condition originelle perdue et fait donc partie du processus général : tantôt elle prétend le guider, tantôt le contenir ou le bloquer.
Les religions non rédemptrices partagent avec l’État la tentative d’orienter et de contrôler les forces à l’origine du processus d’abstraction — dont elles perçoivent souvent le potentiel destructeur — en se posant comme katéchon, pouvoir de retenue. Dans les religions rédemptrices, lorsqu’elles ne promeuvent pas elles-mêmes l’abstraction, le rôle de frein se réduit surtout à une fonction d’amortissement, destinée à assurer un développement plus équilibré du processus.
Une digression s’impose : les effets qui retardent ou bloquent temporairement un processus négatif ne doivent pas être jugés avec suffisance — ni en médecine, ni dans la réalité historique — mais comme des possibilités précieuses ; le retard, en outre, peut ouvrir des opportunités imprévues.
Anthologie Jacques Camatte
3.2. L'État
Dans sa forme initiale, l'État naît d'une séparation de la communauté qui génère une unité supérieure (pharaon, lugal, roi des rois, etc.) qui en représente la totalité. Cela se produit au moment même où s'instaure le mouvement de la valeur en tant que processus de valorisation. Dans le même temps, on assiste à une anthropomorphose de la divinité et à une divinomorphose de l'unité supérieure, et la religion s'instaure. ¶ Par la suite, une deuxième forme s'impose, déterminée par la poursuite du mouvement de la valeur, phénomène qui ne peut être réduit exclusivement au domaine économique.
Anthologie Jacques Camatte
3.2.1. Ville
La ville est la concrétisation spatiale de l'État et de la valeur : une enceinte qui sépare et organise, géométrise le vivant, transforme le territoire en grille. Les premières villes naissent comme des dispositifs simultanés de protection, de puissance et d'accumulation : murs puissants, greniers centraux, temples. ¶ Dès ses origines, la ville porte en elle la promesse implicite d'immortalité : perdurer au-delà des corps, au-delà des saisons, offrir une seconde nature plus stable que la nature elle-même. ¶ Elle se définit par opposition à la campagne : si ce n'est par un mépris ouvert pour les paysans, toujours par des formes de distanciation qui marquent une supériorité évolutive, culturelle et morale.
Anthologie
3.2.1.1. Mort de la ville
La ville ne meurt pas d'un effondrement soudain, mais de la dissolution de sa forme compacte : l'explosion des frontières, l'étalement urbain infini, la ville diffuse. Le centre perd son sens ; l'urbain se dématérialise dans les flux numériques (télétravail, commerce électronique, surveillance distribuée). ¶ Sa mort coïncide avec l'accomplissement de son objectif : la majorité de l'humanité est désormais urbanisée, la séparation avec le vivant est totale. Ce que la ville promettait – sécurité, ordre, durée – s'intériorise et se répand partout : plus de murs visibles, mais des réseaux invisibles ; plus de places, mais des plateformes.
Anthologie
3.2.2. La mort de l'État
Dans son développement extrême, l'État est de plus en plus contrôlé par le Capital et le Système technique, et vidé de sa substance par la cession de fonctions et de prérogatives à des organisations « autonomes » ou supranationales. Alors que les lois, les normes et le contrôle se multiplient indéfiniment, le pouvoir politique réel se dissout.
Anthologie
3.3. Propriété privée
La notion de propriété privée va bien au-delà de la possession exclusive — également présente dans la nature et toujours concrète, limitée et circonstancielle — et implique une idée, souvent contrefactuelle, de séparation totale de l'objet de son contexte d'existence (le cas emblématique de la propriété foncière) et celle, tout aussi contrefactuelle, de perpétuité : une forme transposée d'immortalité.
Anthologie Karl Marx, Costantinos Kavafis
3.3.1. De la propriété à la location - La mort de la propriété privée
La propriété est dépassée par son vide fonctionnel. La possession devient gestion temporaire, utilisation conditionnelle, accès payant. L'objet n'appartient plus, mais circule dans un système fermé de disponibilité contrôlée.
Anthologie
3.4. La valeur
La valeur permet de comparer ce qui est incomparable. Chaque chose est quantifiée selon un paramètre unique. La valeur dissout la qualité, le contexte et la signification, réduisant l'être à un chiffre.
Anthologie Karl Marx, Carl Schmitt, Jacques Camatte
3.4.1. Valeur d'usage • Valeur d'échange
La valeur d'usage n'est pas une propriété naturelle de la réalité marchandisée, mais une construction apparentée à la valeur d'échange : ce sont des formes complémentaires de la même logique d'équivalence. Toutes deux réduisent la réalité à une fonction mesurable, la séparant de la relation vivante et qualitative.
Anthologie Guy Debord, Jean Baudrillard, Alasdair MacIntyre, Jacques Camatte, Robert Kurz
3.4.2. Robinsonnade
Les robinsonades sont des récits artificiels qui font dériver les mouvements économiques de l'individu isolé. Des figures telles que le producteur solitaire ou le troqueur primitif sont des constructions logiques qui occultent la nature toujours déjà sociale de l'économie et l'historicité du processus économique.
Anthologie
3.4.3. Marchandise
La marchandise est tout ce qui, extrait et abstrait de son contexte naturel, peut être vendu et acheté. Le sol, les objets, les animaux, les hommes, les prestations, le travail, les idées, les droits, les brevets, que ce soit dans leur intégralité ou en partie, pour une durée illimitée ou définie. Tout peut être vendu.
Anthologie Fredy Perlman
3.4.4. Aliénation
Dynamique par laquelle ce qui nous appartient devient étranger et souvent hostile. Les produits de l'activité humaine — objets, relations sociales, formes d'organisation — deviennent autonomes, se posent comme des pouvoirs séparés et dominants. Ce qui était à l'origine une extension de nos capacités se transforme en spoliation : les choses prennent le rôle de sujets, les personnes deviennent des choses. Ce renversement génère une figure hostile à son créateur et un mécanisme, souvent inconscient, qui inverse l'objectif initial, piégeant les hommes et les femmes dans un destin qu'ils voulaient éviter.
Anthologie Günther Anders, Giorgio Agamben, Jacques Camatte
3.4.5. Marchandise exclu • Équivalent général
Afin de pouvoir mesurer et comparer toutes les marchandises, l'une d'entre elles doit être soustraite au commerce ordinaire et élevée au rang de mesure universelle, d'équivalent général. Ainsi, l'or devient de l'argent propre en cessant d'être une marchandise parmi d'autres : son exclusion le transforme en représentant de toutes les marchandises possibles. ¶ Ce mécanisme — exclusion qui génère élection — ne fonctionne pas seulement dans l'économie. Les concepts abstraits fonctionnent comme des équivalents généraux de la pensée : l'« Homme » des droits universels présuppose l'exclusion d'hommes concrets — femmes, esclaves, barbares, colonisés — pour ensuite se poser comme leur représentant idéal.
Anthologie Jacques Camatte
3.5. Argent
L'argent est l'incarnation de la valeur. C'est une mesure, un moyen d'échange, une réserve, une puissance : le pouvoir d'obtenir tout ce qui est devenu une marchandise. Il est mobile, neutre, impersonnel et, dans sa forme initiale, il a la durabilité infinie de l'or : une abstraction devenue concrète, que vous pouvez mettre dans votre poche.
Anthologie Karl Marx, Georg Simmel, Alfred Sohn-Rethel
3.5.1. Prêt • Crédit Dette • Assurance
Le crédit anticipe la valeur future, la dette hypothèque le temps à venir, l'assurance monétise la peur du hasard. Ensemble, ils étendent la domination de la valeur à la dimension temporelle, créant l'illusion d'un contrôle total sur l'avenir.
Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte
3.5.2. Abstraction réelle
L'abstraction ne reste pas dans le domaine des idées, mais se matérialise concrètement. Deux exemples. L'argent représente une valeur incarnée sous forme physique : ce n'est pas le métal ou le papier qui importe, mais le pouvoir d'équivalence universelle — c'est-à-dire d'achat — qu'il véhicule. La télévision n'est pas un simple appareil électroménager, mais une forme qui structure la perception et qui, elle aussi, dilate un sentiment illusoire de puissance indifférenciée. Les abstractions s'incarnent dans les objets, les espaces, les comportements, devenant des forces matérielles qui organisent l'expérience.
Anthologie Karl Marx, Alfred Sohn-Rethel, Jaime Semprun, Marco Iannucci
3.5.3. Immortalité (recherchée dans l'argent)
La valeur promet la permanence. Elle conserve, accumule, résiste au temps. Elle reflète le désir de ne pas mourir. Harpagon rêve de durer aussi longtemps que ses trésors, l'accumulation cherche son immortalité dans celle de l'or.
Anthologie Karl Marx
3.6. Le capital
Le capital est une valeur qui se valorise : ce n'est pas une chose, mais une relation sociale en mouvement. Sa logique est la croissance illimitée.
Anthologie Jacques Camatte, Marco Iannucci
3.6.1. La crématistique
L'accumulation illimitée de richesses pour elles-mêmes, sans but d'utilisation, définit la logique crématistique. Le but se dissout. Seule la croissance compte. L'excès est une vertu.
Anthologie Aristotélēs
3.6.2. Plus-value
La plus-value est la partie de la production qui dépasse la valeur restituée au travailleur et les frais généraux, et qui est absorbée par le capital. Elle est le moteur de l'accumulation.
Anthologie Jean Vioulac, Stephen Smith
3.6.3. Autonomisation • Sujet automate
Le capital s'autonomise : il devient un sujet automatique. C'est un mouvement qui s'autoalimente, comme un tourbillon doté de sa propre énergie, masse et direction.
Anthologie Joseph de Maistre, Karl Marx, Ludwig Klages, André Leroi-Gourhan, Jacques Camatte, Jean Vioulac
3.6.4. La marchandise du capital
Dans le domaine du capital, la marchandise change de statut : elle ne doit plus durer, mais circuler. La durabilité, qui autrefois augmentait la valeur, devient un obstacle et est découragée. Chaque objet est conçu pour être dépassé, de différentes manières, y compris législatives, si l'on force son obsolescence afin de réactiver continuellement le cycle du capital.
Anthologie Giorgio Cesarano & Gianni Collu, Jacques Camatte
3.6.5. Immortalité (recherchée dans le capital)
À l'époque où la valeur était attribuée à la durabilité de l'or, l'idée d'immortalité s'est transférée à la pérennité de la circulation du capital.
Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte
3.6.6. Mort du capital
Comme le capital a dissous l’État et vidé le concept de valeur — qui supposait une persistance, donc hostile à la circulation — il meurt lorsqu’il ne parvient plus à se valoriser. Mais le capital n’est pas le processus d’abstraction : celui-ci et son modus operandi continuent, que ce soit en incorporant le capital dans le système technique ou inversement, ou par un Paso doble enchevêtré entre les deux composantes, dans son parcours de phagocytose globale jusqu’aux cellules individuelles de l’homme. ¶ Il ne s’agit pas ici d’une théorie achevée, mais de la constatation de traces et de symptômes, visibles à qui sait regarder : le processus semble se diriger vers l’extinction de l’espèce qui l’a mis en mouvement. À moins d’une réaction improbable de cette même espèce. Improbable — aucun signe visible, sinon des signes faibles — mais pas impossible : les mécanismes réels de génération et de persistance des espèces restent fondamentalement inconnus. Parfois, des réactions naissent de situations extrêmes, de la perception de risques réels d’extinction, comme cela semble avoir été le cas lors du passage au Néolithique, lorsque l’humanité — peut-être confrontée à une crise environnementale profonde — a opéré une transformation radicale de ses modes de vie, celle qui a ouvertement déclenché le processus d’abstraction.
Anthologie Jean Baudrillard, Jacques Camatte
3.7. Le système technique (organisation, technique, science, médecine), c'est-à-dire les forces productives
Autre composante importante du processus d'abstraction, désormais au premier plan : l'organisation qui neutralise la subjectivité, les machines qui remplacent l'humain, la science réduite à un pouvoir technique, le temps transformé en grille opérationnelle.
Anthologie Simone Weil, Jacques Camatte
3.7.1. Organisation • Bureaucratie
L'organisation produit des structures qui neutralisent la subjectivité et standardisent le fonctionnement. Chaque activité est classée dans des procédures abstraites, régies par des critères impersonnels. Avec la bureaucratie, la forme organisationnelle devient dominante. L'organisation aspire à une croissance illimitée qui anticipe celle du capital.
Anthologie Amadeo Bordiga, Lewis Mumford, Jacques Camatte & Gianni Collu
3.7.2. Mégamachine
La mégamachine est l'ensemble intégré des hommes et des outils dans un système fonctionnel unifié. Ce n'est pas une somme de machines, mais un tout qui englobe les corps, les règles, les flux, les objectifs. Chaque élément y est subordonné.
Anthologie Lewis Mumford, Jaime Semprun
3.7.3. Le temps abstraite
Le temps vécu est remplacé par une temporalité mesurable, homogène, cumulative. Le temps abstrait n'est pas une expérience, mais une grille opérationnelle. Chaque événement doit s'inscrire dans cette structure uniforme et sans qualité.
Anthologie Karl Marx, Guy Debord, Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte
3.7.4. Les machines
La machine décompose, répète, automatise, rend superflue la subjectivité. Elle remplace les activités humaines par ses opérations. L'automatisation est la forme accomplie de l'abstraction technique, dans laquelle l'être humain devient le terminal d'un dispositif qui le dépasse et le domine, renversant le principe d'utilité de la technique en celui d'utilité pour la technique.
Anthologie Karl Marx, Jean Baudrillard
3.7.5. Science abstraite
La science moderne ne décrit plus une réalité à habiter, mais construit des modèles formalisés de fonctionnement, fabriquant un monde de plus en plus incompréhensible. Elle se sépare du travail vivant pour devenir la propriété du capital : les fonctions intellectuelles de la production se concentrent contre les ouvriers, se transformant en une puissance productive indépendante du travail lui-même. ¶ L'objet scientifique est réduit à des quantités, des lois, des algorithmes. Le monde devient un laboratoire et une mine à exploiter : la recherche ne cherche plus l'essence des choses, mais leur utilité secrète. La connaissance se convertit en pouvoir technique, partageant avec l'économie marchande la même logique quantitative. Et la conversion de toute la réalité en un ensemble de procédures paramétrées et contrôlées finit par détruire la science elle-même, la transformant en une simple intervention proactive et sans réflexion.
Anthologie Karl Marx, Günther Anders, Alfred Sohn-Rethel
3.7.6. Prothèses et thérapeutiques
Les prothèses, communes dans la nature comme aides opératoires, tendent aujourd’hui à se substituer à toute faculté humaine. Ce qui était accompli directement par le corps et l’esprit est remplacé par des instruments et des médiations. ¶ L’apogée actuelle est l’externalisation des fonctions cognitives dans des dispositifs artificiels d’optimisation statistique, auxquels est attribué un pouvoir prédictif (IA). Ainsi la disposition et l’activité thérapeutiques naturelles s’autonomisent en un système avec sa propre logique, justifiée par des métriques faussées et par cette inclination ancienne à préférer vouloir le néant plutôt que ne pas vouloir, qui oriente le calcul coûts–bénéfices de manière toujours plus fonctionnelle au système et non à l’homme.
Anthologie Marcus Valerius Martialis, Karl Marx, Günther Anders, Stefano Isola
4. Modus operandi du processus
Dans la phase mature, on peut identifier rétrospectivement trois modalités centrales : la poussée idéale du moteur rédempteur, le mécanisme de la combinatoire et la subsomption qui l'alimente.
Anthologie
4.1. Moteur rédemptif
Le terrain sur lequel se développe le processus est préparé par la critique de l’état présent des choses, fondée sur des idées abstraites d’origine rédemptrice, devenues aussi éthique rédemptrice, puis agies dans l’histoire par des sujets et des forces collectives traversés par l’anthropomorphose. Le phénomène opère aussi bien dans les temps longs de la continuité que dans les passages de crise (guerres, révolutions, épidémies, famines).
Anthologie
4.2. Combinatoire
Terme d'origine mathématique. Dans ce cas, la combinatoire est le mécanisme par lequel chaque aspect de la vie — pratiques, connaissances, gestes, émotions, relations — est décomposé en unités minimales, séparées, simplifiées et rendues disponibles pour une réorganisation infinie, un calcul combinatoire. Chaque élément perd son ancrage, son sens propre, sa place d'origine : il devient un module mobile, adaptable, interchangeable. ¶ Au cours d'un mouvement séculaire, tout est progressivement désagrégé et recombiné. Le but est la compatibilité opérationnelle : ce qui compte, c'est que tout soit modulable, flexible, prêt à s'interfacer. La combinatoire est l'abstraction qui opère dans la vie quotidienne. ¶ La réalité apparaît alors comme un répertoire technique de possibilités interchangeables : la sexualité, le langage, les soins, l'apprentissage, l'imagination — tout peut être combiné. ¶ Cette logique s'applique également à la langue commune : sur le plan linguistique, les mots en plastique fonctionnent comme des briques Lego, pour convertir la langue commune en un jeu combinatoire dénué de sens mais gérable par les machines.
Anthologie Jean Baudrillard, Jacques Camatte
4.3. Subsomption toujours plus profonde du travail
Le capital s'approprie dans un premier temps des situations de travail préexistantes — l'artisan qui devient salarié dans l'industrie manufacturière tout en conservant son mode de travail — qui restent formellement inchangées mais sont subordonnées à sa logique : c'est la subsumption superficielle, initiale. Par la suite, le travail est réorganisé selon des critères de productivité et d'économie, la division technique s'approfondit, la science est séparée du travailleur et devient une force autonome entre les mains du capital. ¶ Les capacités intellectuelles, autrefois répandues chez les producteurs indépendants, se concentrent dans le commandement capitaliste. L'ouvrier devient partiel, le savoir devient externe et s'oppose au travailleur comme un pouvoir qui le domine. ¶ Le processus est continu : chaque branche économique — même celles qui étaient initialement autonomes ou résistantes — est progressivement transformée et réabsorbée dans la logique capitaliste.
Anthologie Karl Marx
4.3.1. Extension de la subsomption aux loisirs, à la société, au corps
La domination du capital s'intensifie lorsque la logique de valorisation s'étend au-delà du temps de travail, colonisant toute l'existence : loisirs, vie sociale, communication, langage et corps. Le temps est restructuré : les loisirs deviennent du temps de consommation, et la consommation elle-même est transformée en fonction productive. Les technologies numériques, l'automatisation et le contrôle généralisé accélèrent le processus : les facultés mentales et affectives, l'attention, la parole et les relations sont mises au travail. Ce n'est plus seulement le travail manuel qui est exploité, mais aussi le pouvoir expressif et sensible de l'individu. Le corps, modelé par l'efficacité et la santé normée, est à son tour valorisé. Ainsi, la distinction entre production et vie s'estompe : la société tout entière devient un terrain de valorisation, et la condition prolétarienne se généralise à l'ensemble de la population.
Anthologie Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte, Giorgio Cesarano & Gianni Collu
5. Résultats et buts du processus
Résultat visé par le processus : remplacement progressif de la communauté humaine, de l'homme lui-même et de la nature par des systèmes abstraits et désincarnés. Il ne s'agit pas d'un projet délibéré, mais de la logique immanente d'un mouvement qui mène à l'autodestruction de l'espèce qui l'a engendré.
Anthologie Ludwig Klages, Jean Baudrillard
5.1. Suppression et remplacement de la communauté • Communauté matérielle
La Gemeinwesen est dissoute et remplacée. Le capital devient la communauté matérielle : chaque aspect de la subsistance se transforme en marchandise, accessible uniquement par l’argent. Le pain, le lait, les vêtements, les soins, l’eau même — tout exige une médiation monétaire.
Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte, Marco Iannucci
5.1.1. Gemeinwesen
La communauté (Gemeinwesen) est l'environnement qui nourrit l'homme : un réseau de relations vivantes qui relie les êtres humains entre eux, à la terre, aux animaux, aux cycles naturels, à la nourriture, aux soins, au langage, aux rythmes de la vie. Ce n'est pas un idéal à restaurer, mais une réalité élémentaire qui a rendu la vie humaine possible pendant des dizaines de milliers d'années. ¶ Les témoignages historiques et anthropologiques en démontrent la variété concrète, jamais utopique. L'abstraction efface peu à peu la possibilité même de « l'être-avec » : la perte de la communauté est aussi la perte de la présence partagée, de la certitude de sa propre position. Ainsi disparaît la réalité du bonheur terrestre qui, pour Épicure, est fondé sur l'amitié, forme élémentaire, durable et réciproque de relation.
Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte
5.1.2. La grande communauté organique et cosmique
La communauté comprend la nature, l'humanité, la réalité vivante, le cosmos. Il est désormais de plus en plus évident que l'homme lui-même est un agrégat symbiotique, et pas seulement le microbiote : jusqu'au cœur même de ses cellules eucaryotes. Mais il est impossible de tracer des frontières précises dans cette continuité vivante : où finit l'individu et où commence l'environnement ? L'idée même d'individu autonome contredit notre constitution symbiotique. Elle ne connaît pas de séparation entre le sujet et l'environnement, entre l'humain et le non-humain.
Anthologie Pëtr Kropotkin, Marco Iannucci
5.2. Suppression et remplacement de l'homme
L'être humain devient de plus en plus obsolète. La subjectivité est convertie en nœud opérationnel, le corps en interface, l'identité en profil. L'individu devient un résidu fonctionnel, « un appareil désuet de multiplication du capital », destiné à être mis au rebut. Le capital, devenu sujet automatique, ne se limite plus à exploiter : il vise à remplacer. La fonctionnalisation de l'humain n'est que la première étape. Viennent ensuite l'obsolescence déclarée — où des millions de vies sont « devenues inutiles » — et le remplacement programmé, par l'automatisation, l'intelligence artificielle et l'ingénierie génétique. ¶ Il ne s'agit plus seulement d'aliénation, mais d'effacement. C'est une désactivation technique, présentée comme une amélioration (comme c'est le cas avec le remplacement progressif des fonctions vitales par des instruments automatisés).
Anthologie Gustav Janouch, Armand Robin, Amadeo Bordiga, Roberto Pecchioli
5.3. Suppression et remplacement de la nature
La nature est réduite à une ressource, l'environnement à un objet technique. Elle n'a plus de sens en soi, mais seulement une fonction instrumentale : la réalité vivante est remplacée par des environnements artificiels et minéralisée.
Anthologie Ludwig Klages
Postille
N'oublions pas que tout temps est béni, même le nôtre, celui qui nous a été donné de vivre. Ivan Illich (tradition orale)
¶¶
La mort n'est rien pour nous, car quand nous sommes là, elle n'est pas là, et quand elle est là, nous ne sommes plus là. Épicure (Lettre à Ménécée)
Ainsi, la mort ne gagne jamais : la mort n'est pas un fait de la vie. Et tant qu'il
y a du souffle, il y a présence et joie. Comme dans tout processus vital, même compromis
par la maladie, l'organisme maintient des fonctions vitales fondamentales. La tumeur
ne crée pas son propre système circulatoire, elle parasite celui qui existe. Elle
ne génère pas un cœur tumoral, elle exploite celui qui est sain. La vie, si épuisée
soit-elle, continue d'être vie. Le Gemeinwesen, l'être-en-commun, est constitutif de l'être humain : si l'abstraction parvenait
à l'éliminer complètement, l'humanité elle-même disparaîtrait. Jacques Camatte a appelé
« Le domaine de la certitude » sa maison et la terre qu'il cultivait, où il accueillait
sa famille et ses amis. Même la certitude, l'adhésion à l'éternité, ne meurt pas.
C'est le sentiment de l'avoir perdue qui nous désoriente.
Un diagnostic compatible avec un cancer de stade quatre — même en connaissant la possibilité,
très faible mais réelle, d'un revirement — impose au diagnosticien, s'il doit le communiquer,
de ramener le résultat probable à celui qui est certain pour toute forme de vie, individuelle
et collective, y compris la sienne. Et d'indiquer la voie de l'acceptation comme une
possibilité réelle et présente de sérénité consciente et active. Une voie qui, en
soi, est déjà une allusion, un début et un soutien à la réaction souhaitée — improbable,
car on n'en voit que de faibles indices tels que ceux du schisme cognitif et de la
résistance inattendue pendant la pandémie, mais pas impossible — de l'espèce.
Anthologie
Wehrlos, doch in nichts vernichtet
Inerme, ma in niente annientato
(Der christliche Epimetheus
Konrad Weiß)
www.ilcovile.it