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Groupe Gemeinwesen

Stefano Borselli • Giacomo Di Meo • Stefano Isola • Alberto Lofoco

Théorie minimale du processus d’abstraction

 Version préliminaire   0.10.13 (28 septembre 2025)

« Certitude: Adhérence à l’éternité »
Jacques Camatte (Glossaire).
In memoriam.

Préambule. 

Ce texte est une exposition nécessairement incomplète — dite minimale parce qu’elle évite les explications arbitraires de mécanismes et de situations inconnus — d’un processus qui traverse l’humanité depuis des millénaires, et de concepts déjà formulés, certains très anciens, signe que ce processus fut pressenti dès l’origine. Il s’agit ici de donner forme, cohérence et langage explicite à ce qui a été vu et dit par des hommes qui ont souvent consacré toute leur vie à cette réflexion : certaines de leurs formulations ont été simplement incorporées, en reconnaissance de leur précision. Quelques noms peuvent être cités : Lao Tseu et Épicure, maîtres anciens ; et parmi les modernes, Karl Marx, Lewis Mumford, Martin Heidegger, Alfred Sohn-Rethel, Guy Debord, Ivan Illich, Jerry Mander, Jean Baudrillard, Jacques Camatte. Certains des modernes ont élaboré des théories contradictoires, parfois en soutien au processus qu’ils déclaraient combattre ; mais dans le cadre théorique ce qui compte, ce sont les définitions, les relations entre concepts et les conséquences vérifiables et non les biographies. On ne retient ici que les structures conceptuelles cohérentes avec le cadre exposé. D’autres ne sont pas mentionnés, bien qu’ils aient écrit des paroles décisives, ou parce qu’ils se sont exprimés non par des livres mais par des gestes, des formes, une manière de vivre. ¶ C’est aussi un diagnostic : il suit le fil généalogique de l’abstraction — religion, État, capital, système technique — pour en évaluer la direction et les effets avec sa propre métrique. Certains concepts apparaissent avant d’être clarifiés et doivent être suivis dans leur développement ; d’autres sont volontairement succincts, renvoyant à des notions déjà consolidées. Le texte ne comporte pas de notes : à la théorie minimale est toutefois associée une anthologie de passages d’auteurs — contenant souvent les premières formulations des concepts traités, avec bibliographie — qui accompagne et illustre chaque paragraphe. ¶ La Postille finale ne console pas ; mais, reconnaissant la gravité du diagnostic, elle indique la voie — toujours présente — de l’acceptation active.

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0. Abstraction. 

Par abstraction, on n’entend pas ici le simple acte mental qui consiste à séparer un ou plusieurs éléments de la réalité, à les mettre en relief, afin d’en faire une analyse détaillée sans perdre la totalité de notre présence ni la création nécessaire de concepts ; mais bien la soustraction de l’expérience humaine à la réalité sensible et relationnelle, pour la transformer en quelque chose de séparé, répétable, combinable, implémentable et gérable comme un objet technique. L’abstraction dont il est question est celle qui réduit un aspect de la réalité à pur concept ; qui remplace la réalité vécue par des représentations et des simulacres ; qui transforme la cruche en simple contenant, et l’homme en fantôme, réceptacle d’un temps linéaire et mécanique ; qui coupe les connexions sensorielles, affectives et territoriales ; qui élude la jouissance de la présence en la transférant dans des espoirs toujours futurs (la rédemption, les lendemains qui chantent). ¶ Mais l'abstraction n'est pas seulement évanescente : elle produit la réalité. L'argent, la télévision, l'autoroute, le smartphone, mais aussi l'État, sont des abstractions réelles ; elles agissent sur l'imaginaire et sur les corps, imposant leur ordre.

   Index   Anthologie Ludwig Feuerbach, Max Stirner, Karl Marx, Jacques Camatte, Jerry Mander, Ivan Illich, Gianni Collu

 

1. Sur le chemin du jour. Faits observés. 

En avançant à la lumière du jour, dans la seule évidence du commun, apparaît un présent qui contredit le récit dominant : de la misère des modernes à la perte de créativité, de l’anxiété généralisée à l’enfermement croissant. Des symptômes parlants qu’une majorité ne peut ou ne veut entendre. ¶ De la nuit, de l’inconnaissable, nous ne parlons pas ici, afin de ne pas donner corps aux ombres.

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1.1. Pauvreté des anciens et richesse des modernes ou vice versa ? Vice versa. 

Le discours actuel reste celui, contrefactuel, de l'histoire : la pauvreté serait archaïque, et la richesse moderne. Les résultats anthropologiques des cinquante dernières années montrent le contraire. Les sociétés anciennes et primitives — toutes différentes les unes des autres et aucune paradisiaque : l'absence de conflits, de pouvoir et de violence n'est qu'une caricature idéologique du bon sauvage — qualifiées de « pauvres », manifestaient une économie d'abondance : temps libre, relations non marchandes, confiance dans la reproduction spontanée de la vie, intense capacité inventive. Dans les sociétés modernes, l'opulence supposée est une forme extrême de misère : relationnelle, de sens et de jouissance, fondée sur la pénurie programmée, la concurrence systémique, la productivité compulsive et l'impossibilité de s'arrêter.

   Index   Anthologie Henry David Thoreau, Marshall Sahlins, Jean Baudrillard, Guy Debord, Juliet B. Schor, Jaime Semprun, D. Graeber & D. Wengrow

1.2. Evanescence de l'immédiateté et perte de la simplicité. 

L’immédiateté — contact direct avec les autres et avec la réalité sensible — et le Simple — forme élémentaire de l’expérience — s’affaiblissent de plus en plus. Les formes d’existence autrefois gratuites et pleines de sens — grandir, apprendre, lutter, se nourrir, engendrer — sont disloquées, médiatisées, réinterprétées selon des logiques technico-productives. Le processus ne simplifie pas : il réduit. Le Simple n’est pas ce qui est petit, mais ce qui se donne dans sa plénitude immédiate : la lumière sur un mur, la naissance et la mort. Quand les sens se ferment — par distraction ou saturation — le Simple paraît uniforme. L’uniforme ennuie. Qui tombe dans l’ennui ne rencontre que monotonie. Ainsi le Simple s’efface, et avec lui sa force tranquille.

   Index   Anthologie François-René Chateaubriand, Martin Heidegger, Jean Baudrillard, Ivan Illich, Jacques Camatte

1.3. Disparition de la créativité. 

Pilier de l'expressivité humaine, la capacité à créer, avec les mains et la langue, s'atrophie progressivement. Depuis toujours, les hommes et les femmes ont vécu dans la création quotidienne, de gestes, de mots, d'objets qui donnaient un sens à leur existence car ils découlaient d'une relation immédiate, pratique et émotionnelle avec l'environnement qui les entourait et répondaient aux besoins vitaux de tous les jours. Cueillir des baies et fabriquer un panier plus grand que ses mains, pouvoir les transporter ailleurs, puis les écraser et les manger, des gestes simples qui donnaient un sens et une plénitude à la journée. Avec la division du travail, on commence à déléguer des parties entières de l'existence à certains membres de la communauté qui se spécialisent dans un domaine, se fermant inévitablement à d'autres. Avec l'avènement des machines, la spoliation de la créativité atteint son apogée, et avec la machine définitive, qui soutient l'intelligence artificielle, même la capacité de créer le langage et la pensée est sur le point de disparaître.

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1.4. Solitude et extase de la promiscuité. 

Dans le monde contemporain, on assiste à une forme nouvelle et paradoxale de solitude : une solitude immergée dans la foule, nourrie par une proximité permanente. Les villes, les transports, les espaces publics sont remplis de corps qui ne se touchent pas, d'yeux qui ne se regardent pas, de voix qui ne s'écoutent pas. Dans les gestes quotidiens — manger, marcher, attendre — se multiplie une solitude qui n'est pas un isolement, mais une absence réciproque en présence réelle, une proximité sans lien. La promiscuité en tant que simple agrégation physique, la foule, ne produit pas de relation, mais une saturation : une sorte d'extase magnétique sans exutoire, qui intensifie la solitude au lieu de l'atténuer.

   Index   Anthologie Edgar Allan Poe, Jean Baudrillard

1.5. Anxiété et dépression généralisées. 

L’anxiété et la dépression cessent d’être des états exceptionnels pour devenir des polarités cycliques de l’existence ordinaire dans la société de la performance. L’homme, devenu entreprise de lui-même, contraint de maximiser sa survie en tant que capital humain, nourrit son anxiété par l’obligation de se valoriser en permanence : chaque aspect de la vie est soumis à des logiques de marché qui exigent d’apparaître désirable, efficace, compétitif. La valeur personnelle est mesurée en temps réel par les succès obtenus, les images et les récits de soi, générant une tension chronique. La dépression s’installe comme effet de la dévalorisation : l’invisibilité et l’échec dans la compétition précipitent l’individu dans un effondrement subjectif, où faillite psychique et symbolique coïncident. L’expansion irrésistible des psychotropes et le recours au suicide, dès la préadolescence, en sont la preuve irréfutable.

   Index   Anthologie Giorgio Cesarano & Gianni Collu

1.6. Contrôle et surveillance. 

Le contrôle n’est plus externe et ponctuel, mais continu : il envahit chaque instant et pénètre chaque aspect de la vie quotidienne. Chaque geste, parole ou mouvement peut être tracé, mesuré, enregistré. La surveillance n’est plus l’exception, mais une pratique répandue, intégrée dans les technologies courantes. ¶ Dans l’enfance et l’adolescence, l’intervention constante sur chaque geste, parole ou conflit — même minime, verbal ou seulement gestuel — empêche l’expérience directe des relations, l’épreuve des limites, l’apprentissage de la gestion de ses propres forces et fragilités. Ainsi devient-il impossible de construire un soi capable de s’orienter dans le réel et de participer activement à la communauté.

   Index   Anthologie Alexis de Tocqueville, Juan Do­noso Cortés

1.7. Enfermement. 

L'existence se déroule dans des espaces de plus en plus isolés et surveillés. La condition des Hikikomori n'est pas une pathologie marginale : elle apparaît comme un destin. De plus en plus de personnes vivent des jours et des jours, des vies entières, dans des environnements clos. Pourtant, il y a encore quelques décennies, la condition de la majorité de l'humanité n'était pas urbaine : elle vivait en plein air, au contact de la terre, au milieu des bruits et des odeurs partagés, dans la Penía aristophanesque, cette pauvreté vivante et partagée qui nourrit la jouissance de la présence. Les arbres sont proches, les animaux sauvages aussi, qui pénètrent sans cesse dans l'espace de vie et de travail. ¶ Mais la vie urbaine, c'est aussi autre chose : quelle différence entre une basso napolitaine, avec la porte ouverte sur la rue - des fenêtres de laquelle Liszt pouvait encore entendre les notes de Fenesta vascia - et un appartement au seizième étage, auquel on ne peut accéder que par l'ascenseur. ¶ L'enfermement des enfants et des jeunes, autrefois le malheur de quelques-uns (malades ou riches) et aujourd'hui la majorité, est alors le fondement du schisme cognitif, dont nous parlerons plus loin. ¶ Combien de vie manqua à l’enfance de Giacomo Leopardi, qui ne voit ni les parfums ni les couleurs d’un jardin de roses, ni le fourmillement des créatures ailées et rampantes, mais seulement la décomposition et la mort, et décrit le travail pollinisateur des abeilles comme un viol et une violence? Ou celle de Charles Baudelaire, qui préférait l'odeur artificielle du benjoin à l'odeur simple des roses et des violettes ? Quelle perception hystérique a empêché le petit Eugenio Montale d'apercevoir cette « splendeur à peine visible qui s'étend sur toutes choses » qui illuminait Martin Heidegger enfant lorsque ses bateaux d'écorce naviguaient dans la fontaine de l'école ? La même splendeur qui enveloppait Vincenzo Bugliani, enfant, dans les courses des petits bateaux de courgettes dans la petite gora de Monte di Pasta, qui lui semblait être le « Paradis sur terre ». Montale dut les observer de loin, comme Leopardi, en reclus, et ces esquifs qui, pour le petit Martin, « arrivaient encore facilement à destination », il les vit seulement faire naufrage « dans les tourbillons de l'eau savonneuse ». Leopardi - et comme lui d'autres poètes, pas tous - ne saisit pas la réalité « plus profondément » : il la voit moins. Il ressort du cas des « garçons sauvages » que si l'apprentissage des langues est absent pendant une période critique, il ne se rétablit que difficilement. Ainsi, ceux qui, dans leur enfance, ne bénéficient pas d'une communication immédiate avec le simple - les jeux spontanés, les aventures incontrôlées, les querelles et les réconciliations qui leur apprennent à sentir et à mesurer les autres et le monde - ont peu de chances d'en retrouver la plénitude plus tard. L'occasion manquée laisse une empreinte : la perception reste amputée, et des imaginaires puissants mais éclatés se greffent sur cette blessure. Ces poètes comprenaient moins les choses les plus simples et les plus belles, mais ils avaient le génie de construire une réalité déformée qui donne encore corps aux incertitudes profondes de chacun. C'est précisément pour cette raison que leur vision entretient le mythe puissant du besoin de rédemption. Ainsi, le varco montalien devient une attente salvatrice, et la nature maternelle de Leopardi un ennemi à combattre. C'est cette promesse de rédemption, composante constitutive du processus d'abstraction, qui façonne l'imaginaire moderne : la réalité ne suffit pas, il faut la combattre, la dépasser, la vaincre. L'enfermement n'est donc pas seulement physique, mais une condition de l'âme qui, éduquée à ne pas se fier à ce qui est, à ce qui est montré, à ce qui est touché, ne sait plus marcher sur le chemin du jour et, devenant l'un des dormeurs d'Héraclite, s'enveloppe dans un monde privé.

   Index   Anthologie Boris Vian

1.8. Déclin du corps vivant. 

Il est désormais manifeste que le processus de civilisation, surtout occidental, a produit la décadence des capacités corporelles. ¶ Effondrement postural : des épaules droites à la cyphose universelle ; atrophie musculaire : de la tonicité spontanée à la flaccidité ; la force n’est plus nécessaire, on rêve de l’exosquelette ; rigidité de l’expression faciale : de la mobilité expressive au visage-écran, le sourire éteint ; perte de la grâce motrice : des mouvements fluides à la gestuelle mécanique ; dérégulation métabolique : le corps, jadis conforme à la rareté, cède dans l’abondance artificielle, oscillant entre carence et excès ; perte d’équilibre et de proprioception : du funambule naturel au corps qui trébuche sur le trottoir uniforme ; réduction du souffle : du diaphragme plein qui accompagnait activité physique, parole, chant, au souffle court et thoracique, compagnon de l’anxiété et de l’immobilité. ¶ Le corps devient un résidu fonctionnel, adapté au siège et à l’écran, soutenu par médicaments et prothèses. Sa dégénérescence est déjà marchandise — régimes, fitness, chirurgies, compléments, respirateurs — dans un marché sans limites. La santé est le cœur du récit du système, la charité sa forme la plus séduisante : l’industrie du corps malade se présentant comme don. ¶ Moins remarquée et étudiée, mais non moins préoccupante, est la disparition quasi totale du chant et de la danse, qui ont accompagné la vie des hommes et des femmes pendant des millénaires. Il ne s'agissait pas de compétences, mais de formes de présence. On chantait et on dansait partout : en groupe ou seul, jeunes et vieux, dans les gestes quotidiens ou les rites de passage — naissances, décès, mariages, fêtes —. C'étaient des pratiques partagées et continues, qui unissaient le travail, la nourriture, le deuil, la célébration. Dans le chant individuel, la présence révélait toute sa richesse. La danse, même esquissée, signalait la vitalité du corps. Aujourd'hui, ces pratiques, ou plutôt ces joies, ont disparu de la vie réelle. Elles survivent, défigurées, dans l'industrie du spectacle et du divertissement, parmi tant d'autres déjà absorbées — ou destinées à l'être — par la logique combinatoire.

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1.9. Marchandisation illimitée • They have brought whores for Eleusis (E. Pound). 

Chaque aspect de l'expérience humaine — émotions, relations, souvenirs, identité — peut être isolé, évalué, transformé en marchandise. Même ce qui était autrefois non commercialisable — la poésie et les histoires, les mots, les variétés végétales et animales — a aujourd'hui un prix. Les sentiments deviennent des contenus ; les histoires personnelles, des produits à vendre ; la souffrance, une occasion médiatique. ¶ Même le corps est désagrégé et recomposé : on vend des organes, des ovocytes, des utérus ; on loue la capacité de procréer, on achète l'identité, on paie pour faire une apparition à un dîner. Plus rien n'est indisponible, plus rien n'est sacré. ¶ L'être humain n'est pas seulement exposé au marché : il est devenu une marchandise — offerte, exposée, monétisée, mise à jour.

   Index   Anthologie Karl Marx, Chuck Palahniuk

1.10. Plastification de la langue. 

La perte du rapport avec les phénomènes et avec le monde de la vie se traduit par la plastification de la langue, où les mots de plastique, purement connotatifs et dépourvus de pouvoir définitoire (par ex. sexualité, développement, communication, information, ressources, partenaires, services, gouvernance, durabilité, résilience, inclusion, compétence, excellence), sont les têtes de pont du Système technique dans le langage commun, qui en résulte colonisé et désarticulé dans sa richesse et sa plasticité sémantique. Ce phénomène s'inscrit dans une tendance ancienne, déjà perceptible dans la perte d'immédiateté des langues civilisationnelles les plus anciennes par rapport à la densité performative et rituelle des cultures orales. Parallèlement à l'appauvrissement sémantique, les langues ont connu une dégradation morphologique : la disparition progressive des cas, du duel, des flexions verbales subtiles, remplacées par des prépositions et des constructions auxiliaires, a rendu les mots plus rigides et moins capables de moduler les nuances. Ainsi, ce qui autrefois se pliait et se modelait en variations infinies se réduit aujourd'hui à des séquences standardisées, plus transparentes mais aussi plus pauvres. La plastification contemporaine ne fait qu'accélérer cette trajectoire, présentant toute historicité comme naturelle afin de la rendre immune à toute critique, et elle est consubstantielle à la conversion de la vie en laboratoire, avec toutes les conséquences que cela implique en termes de perte d'immédiateté et de créativité.

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1.11. Perte de jouissance • L'assassinat d'Épicure. 

Surtout en Occident, la perte de la jouissance se lit déjà sur le visage des passants : cette plénitude de la relation avec le vivant, le cosmos, les autres et soi-même. Jouir signifie intégrer la spontanéité de l'être, en accueillant à la fois le prévisible et l'imprévisible, en tissant ensemble expérience sensible, liberté et continuité. ¶ Cette continuité, qui requiert attention et présence, est perturbée, interrompue et détournée par le bruit envahissant des médias et des dispositifs, déviée par les anxiétés performatives et représentationnelles, supprimée par la dépression généralisée. Ainsi, l'expérience se détache du corps, la relation se réduit à une image, le plaisir se plie à l'efficience, la joie au divertissement, tandis que la spontanéité nécessaire est anéantie par le contrôle : la jouissance est absente.

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1.12. Métafact : le schisme cognitif. 

Face aux faits exposés, on constate un fossé. Une minorité – même dans le monde « intellectuel » – les voit, bien qu'elle soit souvent tentée de les éluder. Une majorité croissante, aveugle, n'en perçoit pas la signification. La disproportion est vérifiable : il suffit d'un échantillon de conversations quotidiennes pour la constater. Ce n'est pas un fait parmi d'autres, mais la manière même dont les faits sont perçus ou effacés : un métafait.

   Index   Anthologie Clint Eastwood

 

2. Stade éloigné du processus d'abstraction. 

Anamnèse : déroulement lointain du processus et ses premières traces. L'abstraction n'apparaît pas soudainement dans l'histoire humaine : elle a des racines lointaines, une genèse préhistorique. Dès les premières formes d'humanisation, lorsque les capacités symboliques se développent et que le langage se consolide, une tentative s'amorce lentement pour échapper au rythme chaotique de la nature et le remplacer par des structures artificielles de temps et d'espace. À ce stade embryonnaire, le symbole — et avec lui le langage, le geste technique, l'habitat — n'est pas encore dissocié du corps ou de la réalité, mais commence à fonctionner comme un instrument de domination symbolique. Le temps n'est plus vécu comme un flux organique (saisons, grossesses, lunes), mais comme isomorphe et réductible à une séquence codifiée : calendrier, heure, mesure. Il en va de même pour l'espace, qui, de parcours expérimenté, devient lui aussi homogène, isomorphe, grille ordonnée, d'abord dans le village, puis dans la ville. La domestication de la nature se fait donc d'abord sur le plan symbolique, anticipant toute infrastructure ou machine. Il en résulte une forme naissante de régularisation de l'existence : une grille spatio-temporelle qui prépare le terrain pour la véritable activation du processus. Celle-ci peut se situer au début du néolithique, peut-être déclenchée par une menace réelle d'extinction, qui a catalysé des dispositions humaines déjà présentes.

   Index   Anthologie André Leroi-Gourhan

2.1. Human kind ​cannot bear very much reality (T.S. Eliot). 

Le refus de la réalité, comprise comme un excès, comme une expérience trop intense, incontrôlable, semble très ancien. La réalité se présente comme une urgence, une pression insupportable que l'être humain cherche à nier, à éloigner ou à neutraliser.

   Index   Anthologie T.S. Eliot

2.1.1. Création d'un monde imaginaire. 

L'incapacité à supporter la réalité génère des mondes imaginaires, privés ou collectifs, qui remplacent ou déforment l'expérience partagée. L'esprit, en s'éloignant du commun et du sensible, construit des fragments de réalité autonome, incohérents ou partiels, autosuffisants par rapport au monde vécu.

   Index   Anthologie Hērákleitos
2.1.1.1. Représentation • Spectacle. 

Le contenu séparé de l'expérience s'extériorise sous forme de récit mythique ou reconstructif, de rituel, de spectacle. À l'origine, les représentations concernent principalement le sacré, les divinités, les figures de l'imaginaire ; avec le temps, elles deviennent également la mémoire historique et l'autoreprésentation d'un peuple — guerres, généalogies, exploits. Avec la formation de l'individu moderne, la représentation s'est déplacée vers l'expérience personnelle, jusqu'aux formes contemporaines où l'exposition de soi, quotidienne et privée, devient spectacle — réalité, médias sociaux — et tout ce qui était directement vécu est éloigné dans une représentation.

   Index   Anthologie André Leroi-Gourhan, Guy Debord

2.1.2. Refoulement • Escamotage • Détournement. 

Le refus de la réalité se réalise à travers des opérations psychologiques profondes, continues et universelles. ¶ Le refoulement est la première d'entre elles. Il ne se contente pas d'occulter un contenu, mais en empêche l'émergence : il efface la trace avant même qu'elle ne devienne pensée. La douleur, la lacération, la perte — ce qui ne peut être soutenu ni nommé — est exclu de la conscience, formant et nourrissant un dépôt qui a été appelé inconscient. ¶ L'escamotage n'efface pas, mais soustrait au regard, tout en restant présent à tous. Ce qui est insupportable ou dérangeant est éludé, mis de côté, laissé en marge. ¶ Le détournement ne refoule pas, mais dévie. Le flux du discours ou de la conscience est imperceptiblement déplacé, éloigné de ce qui est désagréable, par des techniques subtiles de dislocation. ¶ Ces trois opérations naissent comme mécanismes de défense psychique, mais se transforment en instruments opératoires de domestication.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

2.2. Corriger la création • Aspirations à la rédemption terrestre de la « nature marâtre ». 

L’incapacité à supporter la réalité comme excès insoutenable engendre, dès les temps les plus anciens, l’attente d’un changement radical. Celle-ci accompagne la naissance de l’agriculture, de l’État, de l’écriture, et se développe avec le temps comme idée de séparation d’avec la nature et de construction d’une Terre refaite, libérée de toute limite. ¶ Transformer n’est pas en soi abstraitif : tout vivant transforme, et l’impulsion humaine à transformer est naturelle. Ce qui est différent, c’est la conviction qu’une séparation radicale d’avec la nature est nécessaire — jusqu’au rêve d’immortalité terrestre. Cette idée, en elle-même non religieuse, que nous appellerons rédemptrice au sens précisé ici, surgit comme universellement rêvée et contestée, et se renforce historiquement lorsqu’elle se lie en Occident au complexe religion–État. ¶ La force de l’idée rédemptrice, adoptée comme référence normative, se transmet à d’autres idées abstraites — ses passages et concrétisations : Droits universels, Libre-échange, Démocratie, Socialisme, Hiérarchie, Égalité, Propriété, Paix perpétuelle et Bentham — qui se présentent comme de grands progrès, permettant ainsi de condamner toute situation sociale donnée en tant que donnée, sans jamais devoir démontrer que la nouveauté proposée sera réellement meilleure, et produisant généralement des conséquences contraires à celles attendues : l’hétérogénèse des fins. Cette aspiration est donc l’un des moteurs constitutifs du processus d’abstraction : sans la promesse de rédemption, il ne disposerait pas de sa force militante et visionnaire d’avancement et de reproduction. Toutes les aspirations rédemptrices ont en outre pour effet de transformer le temps en pure attente — du Messie, du Maître secret des alchimistes, du prolétariat, de l’insurrection, de la puce.

   Index   Anthologie pseudo Alighieri, pseudo Goethe

2.2.1. Immortalité. 

Au cœur de l'idée rédemptrice se niche l'espoir d'une possible immortalité terrestre. En domaine religieux, à ne pas confondre avec celle d'un monde ultra-terrestre, cette aspiration, bien qu'ubiquitaire, assume un caractère doctrinairement développé et opératif dans l'histoire occidentale — judaïque et augustinienne. Par « augustinien » nous entendons tant le catholicisme — qui même dans les périodes de thomisme proclamé n'a pas substantiellement modifié sa praxis augustinienne — que les branches centrales du protestantisme. L'idée d'immortalité ultra-terrestre reste dans le domaine de l'inconnaissable, tandis que celle d'immortalité terrestre, la promesse d'aucune larme ni frustration, est incompatible avec la vie, avec la réalité donnée, qu'elle préfère annuler. ¶ Les cultures archaïques ont toujours compris le danger de cette aspiration en cherchant à l'enrayer. Dans les grands mythes mésopotamiens et grecs, le désir de vie éternelle est présenté comme folie, hybris : Gilgamesh cherche l'immortalité et échoue, Sisyphe et Tantale sont condamnés à des peines infinies pour avoir voulu dépasser la limite, Tithon obtient la vie éternelle mais continue à vieillir sans fin. Le mythe fonctionne ici comme katéchon : il raconte l'impulsion pour la désactiver. ¶ Le monde judaïque marque un tournant décisif. La mort n'est plus vue comme naturelle, mais comme conséquence du péché. Dans la Genèse, dans la Sagesse, et dans le christianisme des origines à travers Paul, la mort est le salaire de la faute, entrée dans le monde par la désobéissance du premier homme. Loin d'être acceptée comme donnée héraclitéenne de la création, la mort devient ainsi scandale théologique et problème à racheter. Avec Augustin l'idée s'enracine définitivement dans la tradition chrétienne occidentale, se renforce dans le protestantisme, devient matrice de pensée et cage mentale en se faisant espoir révolutionnaire, se transforme en messianisme faible de l'attente, jusqu'au mythe technologique du transhumanisme contemporain. ¶ Il ne s'agit pas seulement de nier la finitude, mais de projeter son dépassement : se sauver de la corruption, survivre au temps en le prolongeant à l'infini. Pourtant cette recherche d'immortalité trahit une profonde incompréhension de ce que signifie vraiment l'éternité. La réduction du temps vital à une dimension homogène et mesurable transforme ce qui pourrait être une authentique expérience de l'éternel — cette plénitude que l'on ressent parfois dans des moments de maximum d'intensité vitale et relationnelle — dans la simple attente d'une pérennité parfaitement décrite déjà dans le mythe de Sisyphe.

   Index   Anthologie Jonathan Swift, A.E. van Vogt, Ivan Illich
2.2.1.1. Du conflit vital à l’inimitié • Éradiquer le « mal ».. 

La rédemption engendre l'ennemi : ce qui est la cause de la chute, du mal, de l'imperfection — ou même simplement ce qui fait obstacle au salut — doit être annulé ou neutralisé, qu'il s'agisse d'une plante, d'un animal, d'un homme ou d'un peuple. La relation avec l'autre ne repose plus sur la relation, la coopération et le conflit vécus comme des formes vitales, mais sur un ordre abstrait qui exige un monde purgé de toute négativité, dans lequel même le conflit naturel est exclu en tant que forme vivante de la relation. ¶ Cependant le conflit vital, même violent — entre prédateur et proie, entre groupes pour le territoire, entre individus et collectivités pour les ressources ou par volonté de l'emporter — est une activité naturelle, comme le choix et la réflexion qui l'accompagnent, qui optent souvent pour la fuite. Il naît de conditions concrètes et s'épuise dans l'accomplissement ou l'échec de l'objectif, sans superfétations comme l'honneur, le devoir, etc. L'inimitié rédemptrice ontologise au contraire l'adversaire : non plus ce loup qui menace le troupeau, mais « le prédateur à éradiquer » ; non plus ce groupe qui entre en compétition pour les mêmes ressources ou domine, mais « le peuple, la religion, la classe ennemie à éliminer ». Le passage va de l'intelligence pratique — qui évalue les situations, calcule les opportunités, agit selon la nécessité — à l'idéal abstrait qui transforme chaque conflit particulier en croisade ontologique.

Cette dimension rédemptrice, qui cultive l'inimitié, est à la base de la restauration scientifique moderne, qui s'appuie sur un conflit implicite et jamais réalisé entre des lectures opposées de l'idée de découverte : une lecture cognitive, liée d'une part à la créativité exubérante et variée encore contenue dans le polytechnique médiéval, et d'autre part aux idées et à l'épistémologie particulière héritées de la culture grecque, dans laquelle ce sont les hypothèses scientifiques qui guident la découverte à travers la construction de modèles théoriques des phénomènes réels, donc une lecture centrée précisément sur l'étude non pas de la nature en soi, mais plutôt de la relation entre l'homme et la nature ; l'autre préscientifique, avec des racines obscures et ramifiées dans les ruines des empires antiques, centrée plutôt sur la découverte comme conquête, un terme militaire archaïque qui renvoie à l'intrusion de la volonté du découvreur dans l'être de l'entité découverte, détruisant la nature de cette dernière.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

2.2.2. Idée de puissance • Contrôle total. 

Peut-être en raison d'une crise pré-néolithique (traumatisme de l'espèce, mais cette origine reste conjecturale : une hypothèse rétrospective pour interpréter la fracture initiale), l'humanité a choisi de construire un monde séparé de la nature : non plus un environnement à habiter, mais une réalité à réguler. C'est ainsi que sont nés les instruments de contrôle symbolique : division, mesure, surveillance. Un nouveau pouvoir central émerge comme une prothèse contre l'instabilité de la vie : s'offrant comme une protection contre l'incertitude, il est intériorisé non seulement comme une nécessité, mais comme la constitution même d'une identité séparée . Chaque forme de gouvernement successive porte l'empreinte de ce choix ancestral : la recherche anxieuse d'une sécurité absolue inaccessible comme réponse à la peur.

   Index   Anthologie Ludwig von Bertalanffy, Cornelius Castoriadis

2.2.3. Egalité • Suppression des différences. 

Le développement de l'emprise du mouvement de la valeur — équivalent général, monnaie — induit la naissance de l'idée d'égalité abstraite entre les hommes, entendue comme négation a priori des différences qualitatives. Chez l'homme aussi, tout doit pouvoir être mesurable. La relation directe, fondée sur le concret et donc sur la gestion complexe des différences (gestion faite de coopération, complémentarité, conflit, soin) devient suspecte. Sont ainsi posées les bases de la révocation des facultés individuelles et communautaires au profit d'une institution supérieure, unique régulateur de l'action, qui substitue à la relation une équivalence absolue hypothétique mais fictive. L'égalité coïncide ainsi avec l'égale subordination de tous à l'institution. Ainsi, la responsabilité individuelle n'agit plus dans les relations avec les autres humains et avec l'organisme vivant, mais n'existe qu'envers l'État : le lien de proximité est rompu au profit d'une condition d'étrangement où règne l'in-différence. ¶ La paire polaire de concepts égalité–différence, dans le développement cognitif et émotionnel progressivement dominé par le mouvement de la valeur, subit le même sort que beaucoup d'autres : paix–guerre, masculin–féminin, individualité–communauté, indifférence opérative–rôles et division du travail, ordre–chaos. Les deux termes sont dissociés (à l'opposé du symbolisme yin–yang), hypostasiés et moralisés en bien et mal, ignorant la nécessité et la présence naturelle — dans leurs limites structurelles, temporelles, quantitatives, circonstancielles — des réalités qu'ils entendent décrire. C'est un glissement cognitif aux fortes conséquences émotionnelles, important la dénigration systématique de toute chose en tant qu'existante. Toute différence perçue se transforme en injustice à éliminer ; toute configuration culturelle qui assume et gère les polarités devient ainsi destructible, « à merci ». Ce glissement est un facteur propulsif et un modus operandi permanent du processus d'abstraction.

   Index   Anthologie Aristophánēs, Karl Marx

2.2.4. Honte prométhéenne. 

La honte prométhéenne naît de la comparaison entre l’imperfection humaine et la supposée perfection des créations techniques. L’homme a honte de sa contingence biologique face à la projectualité des machines : honte de la tache d’être né plutôt que construit.

   Index   Anthologie Günther Anders, Jean Baudrillard, Jacques Camatte

2.3. Anthropomorphose : des idées qui capturent et deviennent opérationnelles. 

Certaines idées abstraites — divinité, État, propriété foncière, travail, capital, rédemption — acquièrent d’abord une forme humaine à travers des représentations symboliques : peintures, sculptures, allégories linguistiques qui leur donnent visage, nom et corps. Elles finissent ensuite par s’emparer des êtres humains réels, qui cessent d’exister comme sujets autonomes et deviennent comme possédés, incarnations vivantes de l’idée : le propriétaire terrien qui se ruine à vouloir conserver la terre héritée ; l’entrepreneur qui ne vit que pour l’entreprise ; le missionnaire et le militant qui se transforment en machines de l’idée de rédemption ; le rêveur qui devient l’instrument d’un idéal de Hiérarchie primordiale ; le banquier qui fait de son activité financière un mandat de transformation salvifique du monde.

   Index   Anthologie Karl Marx, Fëdor Dostoevskij, Jacques Camatte

2.4. Au début du processus : dérive abstraite et modèles alternatifs. 

Le choix néolithique n'était ni inévitable ni universel. Pendant des millénaires, les deux options ont coexisté : des sociétés sédentaires qui s'engageaient dans la dérive abstraite côtoyaient des peuples qui conservaient des modes de vie organiques. Ces derniers, progressivement éliminés par des génocides systématiques, survivent aujourd'hui en nombre de plus en plus restreint. Les données suivantes documentent cela presque à l'origine de la bifurcation.

Instruments de contrôle
• Calendriers agricoles rigoureusement codifiés (tablettes sumériennes, Uruk III, 3000 avant J.-C.).¶ $• Géométrisation de l'espace urbain (grilles orthogonales à Mohenjo-Daro, 2500 av. J.-C.).
• Murs défensifs ayant une fonction de séparation (Jéricho, 9000 av. J.-C. ; épaisseur 3 m, hauteur 5 m).¶ $• Taxonomies des espèces « utiles-nuisibles » (papyrus égyptien de Memphis, 2400 av. J.-C. : 37 animaux nuisibles répertoriés).¶ $• Accumulation de surplus (greniers de Çatalhöyük, 6000 av. J.-C. : capacité de 12 tonnes contre un besoin annuel de 1,2 tonne).
Modèles alternatifs
• Absence de mesure du temps (peuples San du Kalahari : activités régies par la lumière/les saisons, et non par des horaires).
• Campements circulaires sans géométrie prédéterminée (ethnographie des Bushmen ! Kung).
• Perméabilité environnementale (Pygmées Baka : espaces de vie sans barrières physiques ou conceptuelles).
• Relations non antagonistes avec le non-humain (Warlpiri : la Terre comme sujet relationnel ; Nayaka : les animaux comme « personnes »).
• Économies de subsistance non compétitives (Hadza : distribution immédiate sans accumulation ; Batek : refus du stockage).

Faits documentés
• Hyper-complexité et effondrement (Çatalhöyük, 6000 av. J.-C. : densité de 10 000 habitants/km² vs épidémies osseuses documentées)
• Échec écologique (villes harappéennes, 1900 av. J.-C. : couches de salinisation à Mohenjo-Daro) .
• Adaptabilité en période de crise (peuples Aché pendant l'effondrement de l'empire inca : adaptation forestière vs structures monumentales).
• Maintien des rituels (Hopi vs. Chaco Canyon : cérémonies de la pluie flexibles vs irrigation rigide).

   Index   Anthologie André Leroi-Gourhan

2.4.1. Catastrophe et violence originelle • Une hypothèse. 

À la racine du saut néolithique se trouve peut-être la panique de la survie. Une hypothèse : une menace réelle, quasi universelle — famine, prédateurs, épidémies — d’origine climatique, géologique ou écologique est perçue comme une menace d’extinction. La réponse est violente : explosion de conflits intraspécifiques, extermination des animaux, armes et techniques de guerre. Pour vaincre, les individus ne suffisent pas : il faut de la coordination, une hiérarchie, un commandement. C’est ainsi qu’est née la première méga-machine, embryon du pouvoir technique et organisationnel. Les accumulations viennent ensuite, pour garantir la survie ; les mesures et les calendriers arrivent plus tard, comme formalisation de la peur. Mais la blessure est déjà imprimée : l'homme ne fait plus confiance à la réalité sensible et est fasciné par la puissance illusoire des résultats du changement. De là commence le défi fou du détachement d’avec la nature, de se faire un monde à soi (mundus = propre, purifié), totalement contrôlé et à l’abri des menaces, ennemis, prédateurs, dangers. Une mémoire refoulée qui continue à opérer même lorsque la menace a disparu, continuant à développer les mêmes idées et aspirations, jusqu’à nos jours en ignorant les preuves des rendements décroissants et de la contre-productivité finale de cet opérer, étendant même la folie à la reconception des bases biologiques humaines elles-mêmes pour abolir notre corporalité symbiotique.

   Index   Anthologie 

 

3. Le processus d'abstraction : composantes liées, mobiles et conflictuelles. 

Le processus n’est ni linéaire ni monocentrique : il naît de centres et de composantes d’irradiation différents et autonomes, qui se propagent sous des formes parfois fortement conflictuelles. Si le mouvement, le développement historique, du capital a certes été le plus dynamique et souvent entraînant et dominant sur les autres, la religion et le système technique sont plus anciens. L’histoire enregistre des interruptions, des blocages partiels, des reculs — comme après la chute de l’Empire romain — mais aussi des résistances et des tentatives délibérées, pas seulement venues d’en bas, de retard ou d’arrêt (comme la Chine qui bloqua l’usage militaire de la poudre à canon), qui permirent la reprise de la Gemeinwesen et des processus vitaux. Cela empêche des lectures purement linéaires. Il s'agit de champs de force, de densités de probabilité, ce n'est pas de la mécanique classique. ¶ Une analyse généalogique peut révéler des continuités de longue durée sans impliquer de nécessité : identifier une origine ne signifie pas toujours prévoir un résultat. En médecine, il est d’usage de chercher, et de trouver rétrospectivement, des signes précoces et lointains d’une maladie — comme le cancer ou Alzheimer — non par postulat déterministe selon lequel toute pathologie serait destinée à se développer, mais parce que le système immunitaire, le mode de vie et l’intervention thérapeutique peuvent les ralentir, les bloquer ou les éliminer. Il en va de même pour le processus d’abstraction : en décrire sa tendance propre ne revient pas à en déclarer l’inévitabilité.

   Index   Anthologie Ludwig Wittgenstein, Jacques Camatte

3.1. La religion. 

Union de vision du monde et de pratiques rituelles, la religion est historiquement liée à l’État, avec lequel elle naît à travers un double mouvement anthropomorphique. Elle repose sur la promesse de restaurer une condition originelle perdue et fait donc partie du processus général : parfois elle cherche à le guider, parfois à le contenir ou à le bloquer. ¶ Les religions non rédemptrices partagent avec l’État la tentative d’orienter et de contrôler les forces à l’origine du processus d’abstraction — dont elles perçoivent souvent le potentiel déstructurant — en se posant comme katéchon, pouvoir de freinage. Dans les religions rédemptrices, lorsqu’elles ne promeuvent pas elles-mêmes l’abstraction, le rôle de frein se réduit à une fonction d’amortissement, visant à assurer un développement plus équilibré du processus. ¶ Une digression s’impose : les effets qui retardent ou bloquent temporairement un processus négatif ne doivent pas être jugés avec légèreté — ni en médecine, ni dans la réalité historique — mais comme des possibilités précieuses ; le retard peut, en outre, ouvrir des opportunités imprévues. Il convient d’ajouter que l’action conservatrice, indépendamment des théorisations, implique souvent la défense d’une vie sociale plus concrète et communautaire, menacée par des formes plus agressives et totalisantes d’abstraction.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

3.2. L'État. 

Dans sa forme initiale, l'État naît d'une séparation de la communauté qui génère une unité supérieure (pharaon, lugal, roi des rois, etc.) qui en représente la totalité. Cela se produit au moment même où s'instaure le mouvement de la valeur en tant que processus de valorisation. Dans le même temps, on assiste à une anthropomorphose de la divinité et à une divinomorphose de l'unité supérieure, et la religion s'instaure. ¶ Par la suite, une deuxième forme s'impose, déterminée par la poursuite du mouvement de la valeur, phénomène qui ne peut être réduit exclusivement au domaine économique.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

3.2.1. Ville. 

La ville est la concrétisation spatiale de l'État et de la valeur : une enceinte qui sépare et organise, géométrise le vivant, transforme le territoire en grille. Les premières villes naissent comme des dispositifs simultanés de protection, de puissance et d'accumulation : murs puissants, greniers centraux, temples, casernes. ¶ Dès ses origines, la ville porte en elle la promesse implicite d'immortalité : perdurer au-delà des corps, au-delà des saisons, offrir une seconde nature plus stable que la nature elle-même. ¶ Elle se définit par opposition à la campagne : si ce n'est par un mépris ouvert pour les paysans, toujours par des formes de distanciation qui marquent une supériorité évolutive, culturelle, morale.

   Index   Anthologie 
3.2.1.1. Mort de la ville. 

La ville ne meurt pas d'un effondrement soudain, mais de la dissolution de sa forme compacte : l'explosion des frontières, l'étalement urbain infini, la ville diffuse. Le centre perd son sens ; l'urbain se dématérialise dans les flux numériques (télétravail, commerce électronique, surveillance distribuée). ¶ Sa mort coïncide avec l'accomplissement de son objectif : la majorité de l'humanité est désormais urbanisée, la séparation avec le vivant est totale. Ce que la ville promettait – sécurité, ordre, durée – s'intériorise et se répand partout : plus de murs visibles, mais des réseaux invisibles ; plus de places, mais des plateformes.

   Index   Anthologie 

3.2.2. La mort de l'État. 

Dans son développement extrême, l'État est de plus en plus contrôlé par le Capital et le Système technique, et vidé de sa substance par la cession de fonctions et de prérogatives à des organisations « autonomes » ou supranationales. Alors que les lois, les normes et le contrôle se multiplient indéfiniment, le pouvoir politique réel se dissout.

   Index   Anthologie 

3.3. Propriété privée. 

La notion de propriété privée va bien au-delà de la possession exclusive — également présente dans la nature et toujours concrète, limitée et circonstancielle — et s'accompagne d'une idée, souvent irréelle, de séparation totale de l'objet de son contexte d'existence (le cas emblématique de la propriété foncière) et d'une autre, tout aussi illusoire, de perpétuité : une forme transposée d'immortalité.

   Index   Anthologie Karl Marx, Costantinos Kavafis

3.3.1. De la propriété à la location - La mort de la propriété privée. 

La propriété est dépassée par son vide fonctionnel. La possession devient gestion temporaire, utilisation conditionnelle, accès payant. L'objet n'appartient plus, mais circule dans un système fermé de disponibilité contrôlée.

   Index   Anthologie 

3.4. La valeur. 

La valeur permet de comparer ce qui est incomparable. Chaque chose est quantifiée selon un paramètre unique. La valeur dissout la qualité, le contexte et la signification, réduisant l'être à un chiffre.

   Index   Anthologie Karl Marx, Carl Schmitt, Jacques Camatte

3.4.1. Valeur d'usage • Valeur d'échange. 

La valeur d'usage n'est pas une propriété naturelle de la réalité marchandisée, mais une construction apparentée à la valeur d'échange : ce sont des formes complémentaires de la même logique d'équivalence. Toutes deux réduisent la réalité à une fonction mesurable, la séparant de la relation vivante et qualitative.

   Index   Anthologie Guy Debord, Jean Baudrillard, Alasdair MacIntyre, Jacques Camatte, Robert Kurz

3.4.2. Robinsonnade. 

Les robinsonades sont des récits artificiels qui font dériver les mouvements économiques de l'individu isolé. Des figures telles que le producteur solitaire ou le troqueur primitif sont des constructions logiques qui occultent la nature toujours déjà sociale de l'économie et l'historicité du processus économique.

   Index   Anthologie 

3.4.3. Marchandise. 

La marchandise est tout ce qui, extrait et abstrait de son contexte naturel, peut être vendu et acheté. Le sol, les objets, les animaux, les hommes, les prestations, le travail, les idées, les droits, les brevets, que ce soit dans leur intégralité ou en partie, pour une durée illimitée ou définie. Tout peut être vendu.

   Index   Anthologie Fredy Perlman

3.4.4. Aliénation. 

Dynamique par laquelle ce qui nous appartient devient étranger et souvent hostile. Les produits de l'activité humaine — objets, relations sociales, formes d'organisation — deviennent autonomes, se posent comme des pouvoirs séparés et dominants. Ce qui était à l'origine une extension de nos capacités se transforme en spoliation : les choses prennent le rôle de sujets, les personnes deviennent des choses. Ce renversement génère une figure hostile à son créateur et un mécanisme, souvent inconscient, qui inverse l'objectif initial, piégeant les hommes et les femmes dans un destin qu'ils voulaient éviter.

   Index   Anthologie Günther Anders, Giorgio Agamben, Jacques Camatte

3.4.5. Marchandise exclu • Équivalent général. 

Afin de pouvoir mesurer et comparer toutes les marchandises, l'une d'entre elles doit être soustraite au commerce ordinaire et élevée au rang de mesure universelle, d'équivalent général. Ainsi, l'or devient de l'argent propre en cessant d'être une marchandise parmi d'autres : son exclusion le transforme en représentant de toutes les marchandises possibles. ¶ Ce mécanisme — exclusion qui génère élection — ne fonctionne pas seulement dans l'économie. Les concepts abstraits fonctionnent comme des équivalents généraux de la pensée : l'« Homme » des droits universels présuppose l'exclusion d'hommes concrets — femmes, esclaves, barbares, colonisés — pour ensuite se poser comme leur représentant idéal.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

3.5. Argent. 

L'argent est l'incarnation de la valeur. C'est une mesure, un moyen d'échange, une réserve, une puissance : le pouvoir d'obtenir tout ce qui est devenu une marchandise. Il est mobile, neutre, impersonnel et, dans sa forme initiale, il a la durabilité infinie de l'or : une abstraction devenue concrète, que vous pouvez mettre dans votre poche.

   Index   Anthologie Karl Marx, Georg Simmel, Alfred Sohn-Rethel

3.5.1. Prêt • Crédit Dette • Assurance. 

Le crédit anticipe la valeur future, la dette hypothèque le temps à venir, l'assurance monétise la peur du hasard. Ensemble, ils étendent la domination de la valeur à la dimension temporelle, créant l'illusion d'un contrôle total sur l'avenir.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte

3.5.2. Abstraction réelle. 

L'abstraction ne reste pas dans le domaine des idées, mais se matérialise concrètement. Deux exemples. L'argent représente une valeur incarnée sous forme physique : ce n'est pas le métal ou le papier qui importe, mais le pouvoir d'équivalence universelle — c'est-à-dire d'achat — qu'il véhicule. La télévision n'est pas un simple appareil électroménager, mais une forme qui structure la perception et qui, elle aussi, dilate un sentiment illusoire de puissance indifférenciée. Les abstractions s'incarnent dans les objets, les espaces, les comportements, devenant des forces matérielles qui organisent l'expérience.

   Index   Anthologie Karl Marx, Alfred Sohn-Rethel, Jaime Semprun, Marco Iannucci

3.5.3. Immortalité (recherchée dans l'argent). 

La valeur promet la permanence. Elle conserve, accumule, résiste au temps. Elle reflète le désir de ne pas mourir. Harpagon rêve de durer aussi longtemps que ses trésors, l'accumulation cherche son immortalité dans celle de l'or.

   Index   Anthologie Karl Marx

3.6. Le capital. 

Le capital est une valeur qui se valorise : ce n'est pas une chose, mais une relation sociale en mouvement. Sa logique est la croissance illimitée.

   Index   Anthologie Jacques Camatte, Marco Iannucci

3.6.1. La crématistique. 

L'accumulation illimitée de richesses pour elles-mêmes, sans but d'utilisation, définit la logique crématistique. Le but se dissout. Seule la croissance compte. L'excès est une vertu.

   Index   Anthologie Aristotélēs

3.6.2. Plus-value. 

La plus-value est la partie de la production qui dépasse la valeur restituée au travailleur et les frais généraux, et qui est absorbée par le capital. Elle est le moteur de l'accumulation.

   Index   Anthologie Jean Vioulac, Stephen Smith

3.6.3. Autonomisation • Sujet automate. 

Le capital s'autonomise : il devient un sujet automatique. C'est un mouvement qui s'autoalimente, comme un tourbillon doté de sa propre énergie, masse et direction.

   Index   Anthologie Joseph de Maistre, Karl Marx, Ludwig Klages, André Leroi-Gourhan, Jacques Camatte, Jean Vioulac

3.6.4. La marchandise du capital. 

Dans le domaine du capital, la marchandise change de statut : elle ne doit plus durer, mais circuler. La durabilité, qui autrefois augmentait la valeur, devient un obstacle et est découragée. Chaque objet est conçu pour être dépassé, de différentes manières, y compris législatives, si l'on force son obsolescence afin de réactiver continuellement le cycle du capital.

   Index   Anthologie Giorgio Cesarano & Gianni Collu, Jacques Camatte

3.6.5. Immortalité (recherchée dans le capital). 

À l'époque où la valeur était attribuée à la durabilité de l'or, l'idée d'immortalité s'est transférée à la pérennité de la circulation du capital.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte

3.6.6. Mort du capital. 

Comme le capital a dissous l’État et vidé le concept de valeur — qui supposait une persistance, donc hostile à la circulation — il meurt lorsqu’il ne parvient plus à se valoriser. Mais le capital n’est pas le processus d’abstraction : celui-ci et son modus operandi continuent, que ce soit en incorporant le capital dans le système technique ou inversement, ou par un Paso doble enchevêtré entre les deux composantes, dans son parcours de phagocytose globale jusqu’aux cellules individuelles de l’homme. ¶ Il ne s’agit pas ici d’une théorie achevée, mais de la constatation de traces et de symptômes, visibles à qui sait regarder : le processus semble se diriger vers l’extinction de l’espèce qui l’a mis en mouvement. À moins d’une réaction improbable de cette même espèce. Improbable — aucun signe visible, sinon des signes faibles — mais pas impossible : les mécanismes réels de génération et de persistance des espèces restent fondamentalement inconnus. Parfois, des réactions naissent de situations extrêmes, de la perception de risques réels d’extinction, comme cela semble avoir été le cas lors du passage au Néolithique, lorsque l’humanité — peut-être confrontée à une crise environnementale profonde — a opéré une transformation radicale de ses modes de vie, celle qui a ouvertement déclenché le processus d’abstraction.

   Index   Anthologie Jean Baudrillard, Jacques Camatte

3.7. Tlön • Le système technique (organisation, technique, science, médecine), c'est-à-dire les forces productives. 

Autre composante importante du processus d'abstraction, désormais au premier plan : l'organisation qui neutralise la subjectivité, les machines qui remplacent l'humain, la science réduite à un pouvoir technique, le temps transformé en grille opérationnelle.

   Index   Anthologie Simone Weil, Jacques Camatte

3.7.1. Organisation • Bureaucratie. 

L'organisation produit des structures qui neutralisent la subjectivité et standardisent le fonctionnement. Chaque activité est classée dans des procédures abstraites, régies par des critères impersonnels. Avec la bureaucratie, la forme organisationnelle devient dominante. L'organisation aspire à une croissance illimitée qui anticipe celle du capital.

   Index   Anthologie Amadeo Bordiga, Lewis Mumford, Jacques Camatte & Gianni Collu

3.7.2. Mégamachine. 

La mégamachine est l'ensemble intégré des hommes et des outils dans un système fonctionnel unifié. Ce n'est pas une somme de machines, mais un tout qui englobe les corps, les règles, les flux, les objectifs. Chaque élément y est subordonné.

   Index   Anthologie Lewis Mumford, Jaime Semprun

3.7.3. Le temps abstraite. 

Le temps vécu est remplacé par une temporalité mesurable, homogène, cumulative. Le temps abstrait n'est pas une expérience, mais une grille opérationnelle. Chaque événement doit s'inscrire dans cette structure uniforme et sans qualité.

   Index   Anthologie Karl Marx, Guy Debord, Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte

3.7.4. Les machines. 

La machine décompose, répète, automatise, rend superflue la subjectivité. Elle remplace les activités humaines par ses opérations. L'automatisation est la forme accomplie de l'abstraction technique, dans laquelle l'être humain devient le terminal d'un dispositif qui le dépasse et le domine, renversant le principe d'utilité de la technique en celui d'utilité pour la technique.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jean Baudrillard

3.7.5. Science abstraite. 

La science moderne ne décrit plus une réalité à habiter, mais construit des modèles formalisés de fonctionnement, fabriquant un monde de plus en plus incompréhensible. Elle se sépare du travail vivant pour devenir la propriété du capital : les fonctions intellectuelles de la production se concentrent contre les ouvriers, se transformant en une puissance productive indépendante du travail lui-même. ¶ L'objet scientifique est réduit à des quantités, des lois, des algorithmes. Le monde devient un laboratoire et une mine à exploiter : la recherche ne cherche plus l'essence des choses, mais leur utilité secrète. La connaissance se convertit en pouvoir technique, partageant avec l'économie marchande la même logique quantitative. Et la conversion de toute la réalité en un ensemble de procédures paramétrées et contrôlées finit par détruire la science elle-même, la transformant en une simple intervention proactive et sans réflexion.

   Index   Anthologie Karl Marx, Günther Anders, Alfred Sohn-Rethel

3.7.6. Prothèses et thérapeutiques. 

Les prothèses, communes dans la nature comme aides opératoires, tendent aujourd’hui à se substituer à toute faculté humaine. Ce qui était accompli directement par le corps et l’esprit est remplacé par des instruments et des médiations. ¶ L’apogée actuelle est l’externalisation des fonctions cognitives dans des dispositifs artificiels d’optimisation statistique, auxquels est attribué un pouvoir prédictif (IA). Ainsi la disposition et l’activité thérapeutiques naturelles s’autonomisent en un système avec sa propre logique, justifiée par des métriques faussées et par cette inclination ancienne à préférer vouloir le néant plutôt que ne pas vouloir, qui oriente le calcul coûts–bénéfices de manière toujours plus fonctionnelle au système et non à l’homme.

   Index   Anthologie Marcus Valerius Martialis, Karl Marx, Günther Anders, Stefano Isola

3.7.7. Immortalité (recherchée dans le système technique). 

Considérer la machine uniquement comme un capital fixe revient à considérer la cruche comme un simple récipient : on passe à côté de quelque chose, peut-être même de beaucoup. La machine est certes un outil à la disposition du capital pour extraire de la plus-value, mais elle fait partie intégrante du système technique. Dans sa conception, dans sa logique intrinsèque d'efficacité, de répétabilité et d'automatisation, réside une instance qui ne se réduit pas à la valorisation. En servant à produire d'autres machines, elle alimente un processus d'auto-renforcement du système technique lui-même, permettant et rapprochant le rêve de l'automate autoreproducteur — figure de l'immortalité terrestre accessible par substitution : la logique de la folie.

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4. Modus operandi du processus. 

Dans sa phase mature, venant accompagner la dynamique des composantes décrites ci-dessus, chacune avec son propre niveau d'autonomisation, on peut identifier rétrospectivement trois modalités centrales : la poussée idéale du moteur rédempteur, le mécanisme de la combinatoire et la subsomption qui l'alimente.

   Index   Anthologie 

4.1. Moteur rédemptif. 

Le terrain sur lequel se développe le processus est préparé par la critique de l’état présent des choses, fondée sur des idées abstraites d’origine rédemptrice, devenues aussi éthique rédemptrice, puis agies dans l’histoire par des sujets et des forces collectives traversés par l’anthropomorphose. Le phénomène opère aussi bien dans les temps longs de la continuité que dans les passages de crise (guerres, révolutions, épidémies, famines).

   Index   Anthologie 

4.2. Combinatoire. 

Terme d'origine mathématique. Dans ce cas, la combinatoire est le mécanisme par lequel chaque aspect de la vie — pratiques, connaissances, gestes, émotions, relations — est décomposé en unités minimales, séparées, simplifiées et rendues disponibles pour une réorganisation infinie, un calcul combinatoire. Chaque élément perd son ancrage, son sens propre, sa place d'origine : il devient un module mobile, adaptable, interchangeable. ¶ Au cours d'un mouvement séculaire, tout est progressivement désagrégé et recombiné. Le but est la compatibilité opérationnelle : ce qui compte, c'est que tout soit modulable, flexible, prêt à s'interfacer. La combinatoire est l'abstraction qui opère dans la vie quotidienne. ¶ La réalité apparaît alors comme un répertoire technique de possibilités interchangeables : la sexualité, le langage, les soins, l'apprentissage, l'imagination — tout peut être combiné. ¶ Cette logique s'applique également à la langue commune : sur le plan linguistique, les mots en plastique fonctionnent comme des briques Lego, pour convertir la langue commune en un jeu combinatoire dénué de sens mais gérable par les machines.

   Index   Anthologie Jean Baudrillard, Jacques Camatte

4.3. Subsomption toujours plus profonde du travail. 

Le capital s'approprie dans un premier temps des situations de travail préexistantes — l'artisan qui devient salarié dans l'industrie manufacturière tout en conservant son mode de travail — qui restent formellement inchangées mais sont subordonnées à sa logique : c'est la subsumption superficielle, initiale. Par la suite, le travail est réorganisé selon des critères de productivité et d'économie, la division technique s'approfondit, la science est séparée du travailleur et devient une force autonome entre les mains du capital. ¶ Les capacités intellectuelles, autrefois répandues chez les producteurs indépendants, se concentrent dans le commandement capitaliste. L'ouvrier devient partiel, le savoir devient externe et s'oppose au travailleur comme un pouvoir qui le domine. ¶ Le processus est continu : chaque branche économique — même celles qui étaient initialement autonomes ou résistantes — est progressivement transformée et réabsorbée dans le système technique par la logique capitaliste.

   Index   Anthologie Karl Marx

4.3.1. Extension de la subsomption aux loisirs, à la société, au corps. 

La domination du capital s'intensifie lorsque la logique de valorisation s'étend au-delà du temps de travail, colonisant toute l'existence : loisirs, vie sociale, communication, langage et corps. Le temps est restructuré : les loisirs deviennent du temps de consommation, et la consommation elle-même est transformée en fonction productive. Les technologies numériques, l'automatisation et le contrôle généralisé accélèrent le processus : les facultés mentales et affectives, l'attention, la parole et les relations sont mises au travail. Ce n'est plus seulement le travail manuel qui est exploité, mais aussi le pouvoir expressif et sensible de l'individu. Le corps, modelé par l'efficacité et la santé normée, est à son tour valorisé. Ainsi, la distinction entre production et vie s'estompe : la société tout entière devient un terrain de valorisation, et la condition prolétarienne se généralise à l'ensemble de la population.

   Index   Anthologie Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte, Giorgio Cesarano & Gianni Collu, Jean Baudrillard

 

5. Résultats et buts du processus. 

Résultat visé par le processus : remplacement progressif de la communauté humaine, de l'homme lui-même et de la nature par des systèmes abstraits et désincarnés. Il ne s'agit pas d'un projet délibéré, mais de la logique immanente d'un mouvement qui mène à l'autodestruction de l'espèce qui l'a engendré.

   Index   Anthologie Ludwig Klages, Jean Baudrillard

5.1. Suppression et remplacement de la communauté • Communauté matérielle. 

La ​Gemeinwesen est dissoute et remplacée. Le capital devient la communauté matérielle : chaque aspect de la subsistance se transforme en marchandise, accessible uniquement par l’argent. Le pain, le lait, les vêtements, les soins, l’eau même — tout exige une médiation monétaire.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte & Gianni Collu, Jacques Camatte, Marco Iannucci

5.1.1. Gemeinwesen. 

La communauté (Gemeinwesen) est l'environnement qui nourrit l'homme : un réseau de relations vivantes qui relie les êtres humains entre eux, à la terre, aux animaux, aux cycles naturels, à la nourriture, aux soins, au langage, aux rythmes de la vie. Ce n'est pas un idéal à restaurer, mais une réalité élémentaire qui a rendu la vie humaine possible pendant des dizaines de milliers d'années. ¶ Les témoignages historiques et anthropologiques en démontrent la variété concrète, jamais utopique. L'abstraction efface peu à peu la possibilité même de « l'être-avec » : la perte de la communauté est aussi la perte de la présence partagée, de la certitude de sa propre position. Ainsi disparaît la réalité du bonheur terrestre qui, pour Épicure, est fondé sur l'amitié, forme élémentaire, durable et réciproque de relation.

   Index   Anthologie Karl Marx, Jacques Camatte

5.1.2. La grande communauté organique et cosmique. 

La communauté comprend la nature, l'humanité, la réalité vivante, le cosmos. Il est désormais de plus en plus évident que l'homme lui-même est un agrégat symbiotique, et pas seulement le microbiote : jusqu'au cœur même de ses cellules eucaryotes. Mais il est impossible de tracer des frontières précises dans cette continuité vivante : où finit l'individu et où commence l'environnement ? L'idée même d'individu autonome contredit notre constitution symbiotique. Elle ne connaît pas de séparation entre le sujet et l'environnement, entre l'humain et le non-humain.

   Index   Anthologie Pëtr Kropotkin, Marco Iannucci

5.2. Suppression et remplacement de l'homme. 

L'être humain devient de plus en plus obsolète. La subjectivité est convertie en nœud opérationnel, le corps en interface, l'identité en profil. L'individu devient un résidu fonctionnel, « un appareil désuet de multiplication du capital », destiné à être mis au rebut. Le capital, devenu sujet automatique, ne se limite plus à exploiter : il vise à remplacer. La fonctionnalisation de l'humain n'est que la première étape. Viennent ensuite l'obsolescence déclarée — où des millions de vies sont « devenues inutiles » — et le remplacement programmé, par l'automatisation, l'intelligence artificielle et l'ingénierie génétique. ¶ Il ne s'agit plus seulement d'aliénation, mais d'effacement. C'est une désactivation technique, présentée comme une amélioration (comme c'est le cas avec le remplacement progressif des fonctions vitales par des instruments automatisés).

   Index   Anthologie Gustav Janouch, Armand Robin, Amadeo Bordiga, Roberto Pecchioli

5.3. Suppression et remplacement de la nature. 

La nature est réduite à une ressource, l'environnement à un objet technique. Elle n'a plus de sens en soi, mais seulement une fonction instrumentale : la réalité vivante est remplacée par des environnements artificiels et minéralisée.

   Index   Anthologie Ludwig Klages

 

Postille. 

N'oublions pas que tout temps est béni, même le nôtre, celui qui nous a été donné de vivre. Ivan Illich (tradition orale)

La mort n'est rien pour nous, car quand nous sommes là, elle n'est pas là, et quand elle est là, nous ne sommes plus là. Épicure (Lettre à Ménécée)

AAinsi la mort ne triomphe jamais : la mort n’est pas un fait de la vie. Et tant qu’il y a souffle, il y a présence et joie. Comme dans tout processus vital, même compromis par la maladie, l’organisme conserve ses fonctions fondamentales. La tumeur ne crée pas son propre système circulatoire : elle parasite celui qui existe ; elle peut le détruire, non le remplacer. Il en va de même de la Gemeinwesen, l’être-en-commun, qui est constitutive de l’être humain : sa substitution complète marquerait l’extinction de l’espèce. ¶ Jacques Camatte appelait Le domaine de la certitude sa maison et la terre qu’il cultivait, où il accueillait parents et amis. La tumeur ne génère pas de cœur tumoral : elle exploite le cœur sain. Jusqu’au dernier instant, la vie, si épuisée soit-elle, continue d’être vie. La certitude aussi, l’adhésion à l’éternité, ne meurt pas. C’est le sentiment de l’avoir perdue qui nous désoriente. ¶ Un diagnostic compatible avec un cancer au stade IV — tout en connaissant la possibilité, très faible mais réelle, d’un renversement — oblige le diagnosticien, s’il doit le communiquer, à rapporter l’issue probable à l’issue certaine de toute forme de vie, individuelle et collective, y compris la sienne. Et à indiquer la voie de l’acceptation comme possibilité réelle et présente d’une sérénité consciente et active. L’acceptation est à la fois perte — de toute illusion rédemptrice et donc du piège qui nous retient — et gain : la restauration de l’accès à la naturalité. Et elle est, en elle-même, déjà signe, commencement et soutien à la réaction espérée — improbable, car nous n’en voyons que de faibles indices comme ceux du schisme cognitif et de l’inattendue résistance pendant la pandémie, mais non impossible — de l’espèce.

   Index   Anthologie Jacques Camatte

 

Bambini liberi sul fiume

 

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Wehrlos, doch in nichts vernichtet
Inerme, ma in niente annientato
(Der christliche Epimetheus
Konrad Weiß)

 


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